Article paru dans le numéro 80 |
Profession :
monteur-ajusteur.
Deux générations de
monteurs-ajusteurs. Régis, Bruno et
Laurent Dubesset.
En
France, dit-on, tout commence et tout finit par des chansons.
Commençons donc par une chanson, celle des monteurs
recueillie
par Alexandre
Bigay[1],
érudit Thiernois du milieu du vingtième
siècle[2].
Les paroles constituent un véritable
résumé
ethnologique de cette profession
qui s’exerce, de nos jours, dans des conditions bien
différentes.
Les différentes pièces de ces
12 laguioles 3 pièces sont
ajustées et appariées avant le montage définitif.
Du travail pour plus d’une
journée ! |
Que
sont les monteurs devenus ?
Pour le savoir, nous
nous rendons
dans la montagne thiernoise, sur la commune de Celles-sur-Durolle dans
un
lieu-dit au nom aussi énigmatique
qu’inattendu :
l’Os de Pie. Nous y
rencontrons Bruno et Laurent Dubesset auxquels s’est joint
leur
père, Régis,
monteur-ajusteur à la retraite. Il faut rapidement dire que
derrière le terme
de monteur, se cachent des réalités
très diverses.
Quand dans la chanson en
patois, on dit que « le petit
cloue » les
couteaux, on comprend
aisément qu’il ne met pas en œuvre les
mêmes
compétences que Bruno et Laurent
quand ils montent un laguiole trois pièces. C’est
pourquoi
on parle plutôt,
dans leur cas, de monteur-ajusteur. Assembler la lame et le manche en
bois d’un
couteau d’office est à la portée du
premier (ou de
la première) venu. Monter un
laguiole trois pièces au ressort guilloché
à la
main et faire en sorte qu’il
« marche » bien est une autre
paire de manches.
Combien sont-ils,
dans le bassin
coutelier thiernois, à exercer cette activité
à
domicile ? Moins d’une
dizaine à l’heure actuelle. Pour le reste, le
travail se
fait au sein des
entreprises qui ont intégré la plupart des rangs
de
fabrication, dont le
montage. En moins de cinquante ans, le paysage industriel et artisanal
du
bassin a été complètement
bouleversé, avec
toutes les conséquences humaines et
sociales qu’on peut imaginer. Marc Prival [5]
cite le cas de Vollore-Ville, commune proche de Thiers, qui comptait
1200
habitants au début du 20ème
siècle et
dans laquelle on a recensé
jusqu’à 300 monteurs de couteaux. Une
étude
publiée en 1861[6]
sur la coutellerie thiernoise et adressée aux membres de
l’académie de
Clermont-Ferrand, donne des chiffres plus globaux. On estimait les
emplois
directs liés à la coutellerie à
13 500 dans
l’ensemble du bassin, dont
8 500 consacrés au montage de couteaux[7].
Bien que les études statistiques de
l’époque
n’aient pas la fiabilité de celles
de nos jours, l’ordre de grandeur est assez significatif.
Le rapport
monteurs/emplois
totaux, prouve l’importance de ce rang de fabrication et
démontre que ce
travail d’assemblage est long et sans doute exigeant
puisqu’il faut y consacrer
6 emplois sur 10. C’est ce que nous allons voir lors de cette
visite.
Vu de l’extérieur, l’atelier est une petite construction d’une vingtaine de mètres carrés, située dans la partie haute du jardin potager qui jouxte la maison d’habitation. Le cadre est verdoyant et vallonné. Il y a sans doute pire comme environnement de travail. En poussant la porte, on est frappé par la clarté qui règne dans l’atelier, par cette chaude journée de fin d’hiver. Les deux murs exposés au soleil levant et au sud sont totalement occupés par des châssis métalliques vitrés, ces « vannes » caractéristiques qui signalent les très nombreux ateliers de travailleurs à domicile qui parsèment la montagne thiernoise et dispensent un éclairage naturel. Dans un coin de la pièce, le poêle à bois dispense une douce chaleur les jours de frimas, car le climat semi montagnard est parfois rude.
Inondés de lumière par la
grande baie vitrée, les postes de
travail de Bruno et Laurent : enclumette et étau de
coutelier aux mors
très inclinés pour permettre l’inclinaison de la
lime lors du guillochage. La
perceuse à colonne permet de réaliser les trous du
pointillage (décor de petits
points réalisés à partir de fil de cuivre ou
d’acier planté verticalement dans
le manche et représentant la légendaire
« croix du berger », mais
plus souvent, un losange). |
L’outillage
est
assez simple et
classique : 3 enclumettes et 3 étaux de couteliers
à
mors étroits pour 3
postes de travail et d’innombrables limes de toutes tailles
et de
toutes sortes
disposées dans des râteliers, pinces coupantes et
marteaux
complètent
l’outillage manuel. Une perceuse à colonne a
remplacé la perceuse à archet[8]
que Régis avait utilisé à ses
débuts.
Dernier sacrifice à la modernité, 3
petits tourets ont pris place dans l’atelier. Ils servent
à « planer »
et dégrossir les plaquettes qui seront
transformées en
manches et à polir les
pièces métalliques, les ressorts en particulier.
Mais le plus
intéressant est ce
qu’on ne remarque pas de prime abord, parce que ce sont de
petits
objets
insignifiants dont on ne connaît pas l’usage ou qui
restent
à attendre leur
tour dans une boîte ou un tiroir. Je veux parler des nombreux
gabarits, guides,
montages et dispositifs divers qui ont pour but de faciliter la
tâche du
monteur en lui permettant en particulier de reproduire toujours les
mêmes
réglages des différentes pièces qui
composent le
couteau. Ces astucieux
dispositifs sont utilisés en particulier pour les limages et
les
perçages.
Mais
l’inventivité ne s’arrête
pas là. Plusieurs des limes ou râpes
utilisées ont
été fabriquées par Régis.
Une râpe à très grosse denture
destinée
à dégrossir les manches en corne a
été
taillée dans une autre lime. Elle remplace avantageusement
l’écouenne des
anciens monteurs (voir
site
complémentaire). Un
petit appentis situé dans le
jardin abrite la forge
permettant, entre autres, de tremper les outils fabriqués
pour
les besoins de
l’atelier.
La famille Dubesset
compte parmi
ses membres des monteurs-ajusteurs depuis au moins quatre
générations, établies
dans le même lieu. Ils ont subi, plus
que suivi, l’évolution des conditions dans
lesquelles
s’exerce leur activité.
Le statut d’ouvrier à domicile place celui-ci sous
la
dépendance de plusieurs
donneurs d’ouvrage. Régis, quant à lui,
travaillait
pour 4 ou 5 couteliers,
essentiellement pour monter des laguioles. Le recours à des
ouvriers à domicile
ayant peu à peu disparu, Bruno et Laurent travaillent
désormais pour un seul
donneur d’ouvrage qui évolue plutôt dans
la
coutellerie haut de gamme avec des THIERS®
de
table. Un de leurs employeurs
précédents leur avait bien proposé de
rejoindre
son entreprise pour intégrer
l’atelier de montage de l’entreprise mais le
désir
d’indépendance et la qualité
de vie qui sont les leurs leur ont fait choisir une autre voie. En
complément
du travail à domicile, ils travaillent désormais
pour
leur compte et avec leur
marque pour la production de couteaux pliants haut de gamme.
Bruno et Laurent
commercialisent,
sous leur propre marque, des laguioles 3 pièces.
C’est ce
type de montage qui
justifie le terme de monteur-ajusteur. En effet, malgré
l’amélioration des
techniques de fabrication des pièces de base, platines,
ressort,
lame,
tire-bouchon, poinçon, malgré la
précision des
perçages, il est nécessaire de
retoucher la fourniture et de faire un essayage
« à
blanc », avant de
clouer définitivement le couteau. Les réglages
à
peaufiner sont nombreux.
Citons en quelques uns.
Le laguiole étant un couteau à cran forcé, on doit particulièrement veiller aux points de contact entre le crochet du ressort et le talon de la lame, en position ouverte et fermée (Cf. croquis). Il faut s’assurer, en particulier que le point d’appui du nez de ressort soit bien ajusté pour que la lame n’aille pas « en arrière », c’est à dire qu’elle ne se relève pas trop en position ouverte. Un monteur habile a toujours la possibilité de rallonger le ressort pour avancer le point de contact. Il donne pour cela quelques coups de marteau bien placés sur le ressort posé à plat, dans la partie médiane et inférieure pour ne pas marquer le dos du ressort. Les quelques dixièmes ainsi gagnés par cet étirage pourront suffire à faire replonger la lame vers l’avant.
Amorce de ressort forgé main pour la
réalisation d’un grand
laguiole, acier de 4 mm. Mouche forgée. Le gabarit de ressort,
visible sur
l’établi, sera glissé sous la mouche pour tracer le
ressort avec sa mouche.
Gabarit des platines. |
La position du tire-bouchon ouvert est esthétiquement importante. Celui-ci doit être perpendiculaire à la ligne générale du manche (approximativement, la ligne qui passe par le clou de tête et le clou de cul). Il ne doit pas pencher vers l’arrière ou vers l’avant. Par ailleurs, l’espace qui sépare le haut du talon du tire-bouchon fermé et le ressort, doit être le plus réduit possible (Cf. croquis)
Gabarit de limage du talon de tire-bouchon.
Un autre petit
montage maison pour maintenir le tire-bouchon en place et limer le
talon en
suivant le profil du gabarit. |
Pour fonctionner
correctement,
une lame, un poinçon, un tire-bouchon doivent vaincre la
résistance élastique
d’un ressort. Et le ressort a besoin de deux points fixes
pour
opposer une
résistance élastique, que la pièce
mobile soit
entre les deux points ou à
l’extérieur des deux points. (Cf. croquis). Les
points
fixes qui bloquent le
ressort sont, soit le talon de la lame, soit le talon du tirebouchon,
soit le
talon du poinçon. Etant donné que ces 3 points
doivent
aussi pouvoir bouger à
l’ouverture des différentes pièces,
comment faire
pour que les points soient
tour à tour fixes ou mobiles deux par deux et
qu’en
même temps le ressort
soit maintenu entre les platines par un clou ?
L’énoncé du problème est
lui-même compliqué ! La solution passe
par le
perçage d’un trou oblong au
fond du ressort, trou oblong qui permettra de fixer le ressort entre
les
platines et autorisera la
« lève » du fond
du ressort lors de
l’ouverture-fermeture du poinçon. Si vous observez
attentivement le ressort au
cul du couteau, il monte entre les platines au cul du couteau
d’environ un
millimètre pour permettre la rotation du talon de
poinçon. Un bon dessin valant
mieux qu’un discours compliqué, reportez-vous aux
croquis
correspondants. Sans
cette « coulisse », impossible de
monter 3
pièces sur un même
ressort. Cette mécanique complexe demande un ajustage
parfait
pour que les
pièces n’aient pas de jeu et ne ballottent pas,
dans
certaines positions.
L’ajustage ne
peut donc être
réalisé que pour des ensembles
appariés qui ne
sont pas interchangeables. D’où
la disposition des différents éléments
constitutifs des couteaux sur un plateau
disposé devant le monteur dans un ordre précis.
Celui
ajuste habituellement une
douzaine de couteaux.
L’habitude du
« treize pour
une douzaine » qui a eu cours
jusqu’à une
période récente pour tous les
rangs de fabrication a tendance à disparaître en
même temps que la disparition
du travail à domicile. C’est donc la fin
programmée
du « treizain »,
ce couteau supposé moins bien fini, mais qui ne terminait
pas
à la poubelle
pour autant. L’exigence de qualité et de
régularité des productions modernes
n’est plus compatible avec cette pratique, par ailleurs
pénalisante pour la
chaîne des sous-traitants et non justifiée.
Le monteur-ajusteur réalise aussi une autre opération qui donne au couteau une touche finale un peu plus artistique et personnelle. La décoration du dos du ressort, des platines et du dos de lames se fait habituellement à la lime, avant la trempe effectuée par une entreprise spécialisée du bassin thiernois. Il faut donc disposer d’une batterie de limes de toutes sortes, de profils et de tailles variées. Le guillochage à la lime ne doit pas être confondu avec la gravure au burin qui autorise des décors plus compliqués et raffinés, ni avec le guillochage mécanique frappé sur le ressort avec une matrice d’estampage (voir la vidéo de guillochage mécanique sur couteliers.fr/excalibur74.htm). Avec un peu d’habitude, on peut assez facilement différencier les procédés de guillochage. Le burin du graveur peut creuser des courbes, des volutes, des rinceaux à plat sur le dos du ressort, ce que ne peut faire la lime qui trace des traits, des demi-cercles ou des triangles sur le bord du ressort. Quant au guillochage mécanique, dans la mesure où il se réalise par estampage avec un poinçon lui-même gravé en relief, il imite la gravure au burin, en particulier en traçant des traits fins, en long, sur le ressort, ce que ne peut faire la lime, mais sans jamais atteindre le degré de finesse et de complexité de la gravure au burin.
Ressort de laguiole brut de forge et
après guillochage et trempe. Le guillochage est une action
en négatif. Le coutelier doit
prévoir le résultat en fonction de la matière
qu’il enlève, contrairement à la
gravure au burin au cours de laquelle le graveur
« dessine » son
motif. |
Le travail de la
mouche réalisé
par Bruno et Laurent est fait lui aussi à la lime
à
partir d’un ressort forgé
dont l’avant est écrasé en forme de
palette.
C’est cette palette qui sera
travaillée, au marteau tout d’abord, sur
un petit tas de mise en
forme pour
rabattre les ailes de l’insecte, puis
décorée
à la lime pour faire apparaître
les ailes le thorax et la tête de l’abeille. Le
trait est
franc et vigoureux et
n’a rien à voir avec le dessin, certes plus
précis,
mais aussi plus hésitant,
de la mouche estampée puis soudée.
Chacun d’entre
eux maîtrise une
douzaine de modèles de guillochage différents. Il
faut de
dix à quinze minutes
pour guillocher un ressort, selon le degré de
complexité
du dessin. Nos deux
monteurs réalisent d’ailleurs des guillochages de
ressort
en sous traitance
pour des couteliers.
Pour des
pièces de grande taille,
au-delà de 13 centimètres qui est la taille pour
laquelle
il est possible de
trouver des ressorts forgés chez les fabricants de
fourniture,
Bruno et Laurent
utilisent deux méthodes. Il est tout d’abord
possible,
à partir d’un ressort
forgé de 13 cm, de l’allonger par
étirage au
marteau jusqu’à 14 cm. Au-delà, le
ressort est fabriqué dans une tôle
d’acier de 4 mm.
On forge tout d’abord la
palette qui servira à représenter la mouche en
écrasant le coin supérieur de la
tôle, puis on pose sous cette palette forgée, un
gabarit
de ressort qui
permettra de tracer puis de découper le ressort avec sa
mouche
forgée. Bruno et
Laurent réalisent ainsi des couteaux de 18 cm et plus.
Bruno et Laurent partent de plaquettes pour réaliser les manches de leurs couteaux et le façonnage est donc réalisé entièrement à la main. L’état final est approché à la bande abrasive ou à la grosse bâtarde, et les finitions sont faites à la lime : coup d’ongle à la demi-ronde pour pouvoir attraper le tire-bouchon, coches[9] au niveau du talon du tire-bouchon, finition à la lime douce …
Le jeu de limes utilisé par le
monteur : demi-ronde
pour le coup d’ongle pour prendre le tire-bouchon, très
grosse râpe fabriquée
par Régis pour dégrossir les côtes en corne,
râpe pour réaliser les coches,
brunissoirs pour polir les ressorts. |
Les matériaux
les plus utilisés
sont le bois et la corne, mais pour leur production personnelle, Bruno
et
Laurent utilisent tous les matériaux habituellement
utilisés dans la
coutellerie haut de gamme : bois précieux, ivoires
fossiles, baculum de
morse, lave émaillée, inclusions sous
résine
…
Le parfait réglage mécanique s’accompagne d’une finition soignée dans le détail. « Les dedans » sont soigneusement polis, intérieur du ressort, talons des pièces, dos du ressort sous le tire-bouchon, platines … Les clous de montage sont rivés en faisant un molleton, c’est-à-dire un rivet rond en relief bien plus esthétique qu’un rivet arasé mais plus long à réaliser. Pour les modèles réalisés à l’unité, la lame « poncète », ce qui protège la lame du choc contre le ressort.
Petit tas pour mettre en forme les mouches
forgées. Le
ressort est glissé dans la fente du tas, la mouche, plate au
départ est mise en
forme sur les pentes du tas pour incliner les ailes de la mouche. Petit
outillage « maison ». |
Tout ceci explique
que pour
monter la douzaine de couteaux placés devant lui, le monteur
devra travailler
pendant un jour et demi à deux jours avant de passer la main
à un polisseur à
domicile qui va donner la touche finale aux couteaux.
En complément de l’activité de montage en sous traitance pour des donneurs d’ouvrage, Bruno et Laurent fabriquent également, sous leur propre marque, toute la série des couteaux régionaux réalisés dans des finitions haut de gamme : Laguiole, Alpin, Alsacien, Aurillac, London, Issoire, Tonneau … et parfois dans de grandes tailles. La qualité de leur travail a d’ailleurs été couronnée par l’attribution du prix Crocombette lors du Festival coutelier « Au fil des lames » 2012. Un site internet en construction devrait bientôt permettre à chacun d’apprécier la production de l’atelier Dubesset.
Une paire de laguioles richement
travaillés, dont un 18 cm. Entièrement
réalisés à la main. Prix Crocombette lors du
Festival « Au fil des
lames » 2012. |
Aurillac bicolore. Damier réalisé en ivoire et
ébène.
Michel FERVEL
[1]
Alexandre Bigay, Oeuvres patoises des régions
d’Ambert et
de Thiers, 1935, page
74.
[2]
Texte intégral en patois et en français sur le
site :
couteliers.fr/monteur.htm
[3]
Voir le site : couteliers.fr/excxalibur72.htm
– Le statut des
travailleurs à domicile
[4]
Marc Prival, Couteaux et couteliers, Editions Créer, page 79
[5]
Ibid.,
page 71
[6]
Voir :
couteliers.fr/monteur.htm
[7]
Pour une production estimée à 32 millions de
pièces par an, tout de même.
[8]
Voir vidéos sur : couteliers.fr/monteur.htm
[9]
Appelées « fesses »
dans le métier.
Regardez le manche d’un laguiole
au niveau du tire-bouchon, vous comprendrez pourquoi.