Article paru dans le numéro 74

Les métiers de la coutellerie


Du marteau-pilon
au combiné laser-poinçonnage



Le monde change, c’est peu de le dire. Les modes de consommation et, par voie de conséquence, les procédures de production n’ont plus rien de commun avec ce qu’ils étaient, il y a seulement une génération. La coutellerie n’échappe bien entendu pas à ces transformations et elle doit s’adapter.

C’est la mutation qu’est en train de vivre la société Roddier Roddier basée à Saint-Rémy-sur-Durolle à quelques kilomètres de Thiers. Cette entreprise au caractère familial très marqué commence son activité en 1909 à Saint-Rémy-sur-Durolle dans le domaine de la forge à chaud. Les premiers marteaux-pilons font leur apparition à Thiers un peu avant 1900[1]. Les deux cousins Roddier (d’où le nom de l’entreprise) sont donc précurseurs dans ce domaine. Au gré des évolutions et des transmissions de l’entreprise, la société s’installe à Thiers, rue Edgar Quinet. Les conditions d’accès, en particulier, sont quelque peu délicates et peu compatibles avec le développement de l’entreprise. Celle-ci est alors dirigée par deux frères Roddier. Une part importante de son activité est consacrée à l’estampage de branches de ciseaux Au décès de Pierre Roddier, son gendre, Philippe Delannoy, lui succède et décide de donner un nouveau souffle à la société. La reprise de différentes entreprises du secteur va accroître la clientèle et permettre d’intégrer des compétences, des savoir-faire et des fabrications nouvelles, en adoptant l’estampage à froid et en ajoutant l’activité d’emboutissage. Par un hasard heureux, un retour aux sources est rendu possible. En 1988, l’entreprise « remonte » à Saint-Rémy-sur-Durolle dans un atelier-relais moderne où son activité de forge, estampage, matriçage va pouvoir se développer. Une surface industrielle de 2000 m² accueille de spacieux halls d’estampage, de découpage, d’emboutissage et des ateliers spécialisés. Les destinées de la société sont toujours placées entre les mains familiales. Son jeune directeur, Olivier Bonthoux, formé à l’université à la gestion des entreprises et des administrations va faire réaliser un saut technologique à l’entreprise. Cette mutation est rendue nécessaire par la modification du paysage industriel de la coutellerie.

Roddier Roddier est un sous-traitant. L’entreprise ne propose pas de produits finis mais ce qu’on a coutume d’appeler des « fournitures » : lames, platines, ressorts, mitres, éléments de décor, ébauches de couteaux de table … Elle doit donc subir les contraintes liées à la sous-traitance et aux nouvelles habitudes des donneurs d’ordre que sont les couteliers utilisant ses fournitures.

 

Estampage à froid

Le cœur de métier de l’entreprise demeure l’estampage à froid et le découpage. Contrairement à la forge à chaud où la mise en forme du métal se fait par un choc brutal sur le métal rendu ductile par la chaleur, l’estampage à froid procède par une pression continue et une puissance plus importante[2] que celle développée par la chute du marteau pilon. Les presses peuvent être hydrauliques ou à vis. Pour le visiteur, l’impression ressentie est totalement différente. Alors que dans le hall de forge à chaud on assiste à un furieux déchaînement de puissance et de violence accentués par les flammes rougeoyantes des fours, la presse dégage une impression de force irrésistible .

Matrices d’estampage de quatre mitres de « bottines laguiole » et de deux mitres de tête, de laguioles. Remarquable état de surface des empreintes des mitres, polies à la main avec des petites pierres à polir (posées sur le bloc d’acier).

Roddier Roddier fabrique par estampage à froid, à partir de fil d’inox ou de laiton de fort diamètre, des mitres, des éléments de décor qui seront ensuite soudés sur des ressorts. Comme pour la forge à chaud, il est bien entendu nécessaire de réaliser une matrice dans laquelle le métal sera littéralement moulé par la puissance de la presse. Pour les petits éléments (mouches de ressorts, petites mitres, décors divers) les matrices réalisées au sein de l’entreprise permettent de fabriquer, en une seule pression, des barrettes qui peuvent compter jusqu’à 12 éléments. Ces différents éléments, encore réunis après pressage par une fine liaison de métal,  devront ensuite être séparés les uns des autres par un outil de découpage, exactement comme après forge à chaud où on devra éliminer la « chatille » (voir vidéos ).

 

 Découpage

Une autre technique mise en œuvre au sein de l’entreprise est le découpage à la presse dans une bande d’acier ou de laiton. On produit de cette manière des lames, des ressorts, des platines. Pour des platines en laiton de laguiole, par exemple, on utilise une bande de 100 mm de large et de 9/10èmes d’épaisseur.

Presse à découper avec son dévidoir de bande à l’arrière plan. Découpage et poinçonnage de platines dans une bande de tôle en laiton.

La bande, enroulée, de 500 kg environ, est placée sur un dévidoir. Elle passe sous la presse entre les serre-flancs de l’outil de découpage. Elle peut avancer automatiquement ou son avance peut être contrôlée par l’opérateur. On pratique, en même temps, deux opérations : le perçage des trous de montage et le découpage de la platine. Plutôt que de perçage, il vaut mieux parler de poinçonnage car les trous ne sont pas percés avec un foret, mais la bande est perforée un peu comme une feuille de papier l’est par une perforatrice. Tous les trous sont percés en une seule fois, l’outil étant muni d’autant de poinçons qu’il y a de trous à percer (de cinq à sept la plupart du temps). (Cf. vidéo ).

Bande de laiton après découpage des platines.

La forme de la platine est également découpée par l’outillage qui fait emporte-pièce. Et là, il y a une particularité : le poinçon mâle enfonce la platine découpée dans l’empreinte en creux. Il faut pouvoir retirer cette platine découpée qui a été enfoncée dans la partie femelle de l’outil. La solution consiste à repousser la platine et à la réinsérer dans la bande, puis à faire avancer la bande pour évacuer la platine découpée. En sortie de presse, les platines découpées et percées sont automatiquement dégrafées de la bande.

Outillage de découpage de platines laguioles.

 

Atelier de mécanique

Un des éléments essentiels de l’activité d’estampage ou de découpage est bien entendu la matrice qui, comme son étymologie l’indique, est la mère de tout. L’atelier dans lequel oeuvrent les mécaniciens outilleurs de l’entreprise est donc très important. On y fabrique les matrices d’estampage à froid, de découpage. On y retrouve les outils classiques du mécanicien-outilleur : fraiseuses, étaux-limeurs, machines à électroérosion pour produire les matrices en acier, à partir d’électrodes en cuivre de la forme des pièces à estamper. Un soin tout particulier est apporté aux empreintes en creux des matrices de presse. Les formes à reproduire sont soigneusement polies à la main à l’aide de petites pierres et de pâte à polir, On obtient ainsi des empreintes en creux qui ont un brillant parfait. Ce faisant, on élimine les minuscules cratères créés par la machine à électroérosion qui arrache de fines particules de métal. Le résultat obtenu au démoulage de la pièce pressée est de meilleure qualité. Les mécaniciens assurent aussi l’entretien des outils de découpage. Après un certain temps d’utilisation, les outillages doivent être affûtés pour que les bords d’attaque des parties mâles et femelles présentent des angles vifs. Le poinçonnage sera ainsi net et ne créera pas de bavure. L’atelier est aussi le conservatoire et la mémoire de l’entreprise à travers les panneaux sur lesquels sont présentées les ébauches des couteaux de table monoblocs et des branches de ciseaux qui étaient autrefois une spécialité de l’entreprise lorsque celle-ci consacrait une part de son activité à la forge à chaud. Ces deux productions ont été arrêtées.

 

Opérations complémentaires

L’immense majorité des couteaux de poche fabriqués actuellement ont des mitres soudées sur la platine. Après la fabrication des mitres, par estampage à froid, et des platines, par découpage, il faut donc souder les mitres sur les platines. Cette opération est réalisée manuellement sur des gabarits qui positionnent automatiquement les platines et les mitres. La soudure par point se réalise en plaçant les pièces à souder entre deux électrodes en cuivre. Entre ces électrodes circule, pendant un temps très bref, un courant de très forte intensité (plusieurs milliers d’ampères) qui produit un point de fusion. Dans le cas de la soudure des mitres, l’électrode inférieure a la forme, en creux, de la mitre à souder. Ce logement en creux assure le positionnement automatique de la mitre et la conduction électrique. On pose la platine par-dessus. Le point de soudure se trouve donc sur la platine, dans la partie non visible du couteau, ce qui facilite les opérations de finition.

De la même manière, on réalise la soudure d’éléments décoratifs (mouche décorée, casque de pompier…) sur des dos et ressorts de couteaux,

Dispositif de soudure par point des platines sur les mitres. La mitre en inox est placée dans un logement en creux pratiqué dans l’électrode inférieure en cuivre.

Il est également nécessaire de fraiser certains trous pratiqués dans les platines ou les mitres. Au montage du couteau, le chanfrein ainsi réalisé permet un arasement parfait du clou de montage et une finition à la fois plus rapide et de meilleure qualité. Des dispositifs de positionnement automatique des différentes pièces permettent, là encore, de faciliter ces travaux de fraisage ou perçage et d’en accélérer la réalisation manuelle.

Sur de nombreux couteaux, on note la présence d’un ressort décoré par ce qu’on nomme un guillochage, technique utilisée en coutellerie mais aussi en horlogerie ou en armurerie par exemple, qui consiste à graver des traits en creux sur une surface plane. Ce décor peut être réalisé manuellement à la lime, à l’échoppe de graveur. Cette opération manuelle, longue et donc coûteuse, est réservée aux couteaux haut de gamme. Elle peut être réalisée mécaniquement en pressant, à froid, une matrice de décor sur le dos du ressort. (Cf. vidéo ) 

Poinçons de guillochage mécanique des ressorts.

 

 

Une évolution technologique rendue nécessaire par de nouvelles demandes de sous-traitance

Tout aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a une saisonnalité dans la demande de fournitures. Il existe des périodes creuses en coutellerie pendant lesquelles l’outil de production doit pourtant continuer à fonctionner. Pour ne pas mettre en péril la santé économique de l’entreprise. Roddier Roddier a donc une seconde activité : la production de pièces industrielles pour des secteurs variés (machinisme agricole, électricité …).

Autre difficulté à laquelle doit s’adapter une entreprise proposant de la fourniture de coutellerie, c’est l’obligation de répondre, rapidement, à des commandes dont le volume peut varier d’une centaine de pièces à plusieurs milliers. Le fabricant de fournitures a deux solutions pour faire face : ou il constitue lui-même des stocks en prévision de demandes ultérieures, ou il se dote des moyens matériels susceptibles de satisfaire rapidement des demandes de faible volume. Roddier Roddier joue sur les deux tableaux. L’entreprise stocke les fournitures de ses clients réguliers, rôle qui était en fait tenu jusque-là par le coutelier. La fabrication traditionnelle forgée ou découpée demande un outillage coûteux qui ne peut se concevoir que pour des séries importantes. Or, depuis plusieurs années, on assiste à l’explosion de petites séries de couteaux, plus ou moins originaux, plus ou moins régionaux. Les solutions traditionnelles forgées ou découpées ne sont pas la réponse. Le coût élevé d’un outillage de fabrication de fourniture de couteaux pliants et l’immobilisation financière que constitue le stockage de quantités importantes de fourniture détournent les couteliers-assembleurs des grosses commandes (plusieurs milliers de pièces). Elles étaient traitées jusque-là par l’entreprise dont l’outil industriel était conçu pour répondre à ce genre de situation. Elle était donc en train de perdre le marché des petites séries et a dû adapter son outil de production en recourant au procédé moderne de découpe laser.

 

La technologie au service de l’innovation et de la création

Comme d’autres industriels couteliers thiernois, Roddier Roddier a investi dans une machine de découpe laser dont la particularité  est qu’elle combine à la fois une fonction de découpage par laser, de perçage par poinçonnage (emporte-pièce), de marquage en creux des lames (sur les deux côtés) et de taraudage. Elle permet également la prise de tôle et le déchargement automatiques, ainsi que le dégrafage des pièces finies, c’est à dire leur séparation de la plaque de tôle dans laquelle elles ont été découpées. Le laser[3] est du type CO², ce qui signifie que l’effet d’amplification de la lumière est obtenu dans un tube contenant, entre autres, du dioxyde de carbone. C’est avec ce type de laser que l’on obtient les puissances permettant de découper du métal. Sa vitesse de coupe peut aller jusqu’à 3 m de découpe par minute. Il est possible de découper des tôles dont l’épaisseur peut atteindre 6 mm, sachant qu’en coutellerie on dépasse rarement des épaisseurs de 3 mm. Les tôles découpées peuvent mesurer jusqu’à 2,50 m par 1,25m. 

Combiné laser-poinçonnage : découpe laser, poinçonnage, taraudage, marquage, pliage, fraisage, rainurage, déformation.

Dans la fonction poinçonnage que remplit également la machine, on peut obtenir des cadences de 500 coups à la minute. Cette machine assure à l’entreprise la flexibilité et la réactivité dont elle a besoin pour satisfaire les commandes de petites séries. Capable de travailler en automatisme pur, elle peut fonctionner la nuit et être pilotée à distance. Ces hautes performances ont une contrepartie : pour être rentabilisée, elle doit fonctionner au maximum, d’où la fabrication de pièces pour l’industrie[4]. La découpe laser présente un autre avantage : elle peut favoriser la créativité. En dispensant de la fabrication d’outillages coûteux, les essais, tâtonnements, petites séries deviennent possibles. Il est facile de passer d’un dessin à la programmation du déplacement du laser. C’est le travail que réalise l’opérateur du combiné laser-poinçonnage dont l’outil de travail est plus l’ordinateur que la clef à molette. Il travaille à partir d’un dessin qui lui est fourni ou même à partir d’un prototype. Schématiquement, les déplacements sont codés sur deux axes : la tête laser se déplace sur l’axe des Y et la table, support de la plaque, sur l’axe des X. Avec deux coordonnées cartésiennes, X et Y, on est donc capable d’atteindre n’importe quel point de la plaque à découper. (Cf. vidéos). On ne décrit bien entendu pas tous les points de passage de la tête laser. On prend quelques points de passage et on réalise une interpolation en donnant la valeur de l’arc qui relie ces deux points. Des couteliers travaillant dans le haut de gamme et les pièces à l’unité peuvent désormais faire découper de très petites séries qui se distinguent par un niveau de finition exceptionnel.

Tourelle porte-outils du combiné laser-poinçonnage.

 

Forge , découpage , découpe laser

Ne ravivons pas la guerre « pichrocoline » qui oppose les tenants de l’un ou l’autre procédé. Chacun d’entre eux a ses défauts et ses qualités. Ne revenons pas sur les questions de coût ou de facilité de mise en œuvre. La plupart des lames de couteaux pliants sont actuellement des lames découpées à la presse dans de l’acier se présentant sous forme de rouleaux. Il est assez logique de partir d’un profil plat pour fabriquer une lame elle-même plate. La qualité de coupe de la lame tiendra plus à la qualité de l’acier utilisé, aux opérations de trempe, d’émouture, d’affûtage qu’au procédé de formage initial. Il en ira bien entendu différemment pour un couteau professionnel à plate semelle et à mitres massives solidaires du manche. La forge est alors le seul procédé utilisable pour obtenir un couteau d’une seule pièce présentant les qualités de résistance attendues d’un couteau professionnel.

 

Quelques exemples d’éléments de fournitures fabriqués par Roddier Roddier : mitres, platines, ressorts pour laguioles, Massu, LE THIERS®, 1200 références au total. (Photo Jérôme Cambier).


Le catalogue de Roddier Roddier comporte environ 1200 références de produits et l’amélioration de la qualité est une préoccupation constante : augmentation des épaisseurs pour les lames et platines, mitres massives soudées par le côté intérieur des platines pour masquer le point de soudure, fraisage des mitres pour faciliter l’ajustage du manche, platines réalisées dans des tôles écrouies pour une plus grande résistance. L’introduction de la découpe laser a augmenté le niveau de compétence générale de l’entreprise et nécessité une formation spécifique des opérateurs de la machine. Comme on le constate souvent en pareil cas, l’introduction de nouvelles procédures permet de réorganiser et rationaliser l’organisation interne et de redynamiser l’ensemble des acteurs.

Roddier Roddier peut ainsi offrir à ses clients ses propres modèles de fournitures (essentiellement en laguiole et THIERS®) ou répondre à des demandes spécifiques. L’entreprise maintient aussi la fabrication de modèles de couteaux traditionnels : London, Alpin, Massu, Pradel, électricien …

Le visiteur remercie chaleureusement chacun des membres de l’entreprise, de son jeune PDG aux opérateurs du combiné laser-poinçonnage ; en passant par les mécaniciens-outilleurs, les conducteurs de machines, d’avoir partagé avec lui, ce qui fait leur quotidien. Merci également d’avoir aussi bien mis en valeur ce patrimoine immatériel que constitue le savoir-faire. Un vrai moment de bonheur ! 

 

 

 



[1] Forges Delaire (1888), forges Mondière (1900), Histoires de couteaux, Brigitte Liaboeuf, Musée de la coutellerie de Thiers, 1995.

[2] Les forces de poussée obtenues par des presses dépassent plusieurs centaines de tonnes.

[3] Il existe également des lasers dont l’amplification se réalise à l’intérieur d’une fibre optique en présence de terres rares  (lanthanes, europium, argiles latéritiques …) qui deviennent un enjeu économique important.

[4] L’activité de l’entreprise se répartit, par parts à peu près égales, entre la coutellerie et les pièces industrielles, un très faible pourcentage de l’activité étant encore consacré aux ciseaux ou objets assimilés.