Article paru dans le numéro 68 |
Recyclage « Rien
ne se perd,
rien ne se crée, tout se
transforme ». Cette maxime
attribuée
à Lavoisier, est en
fait la
reformulation d’une
intuition
beaucoup plus ancienne énoncée par Anaxagore de
Clazomènes (500- 428 av
J-C) : « Rien
ne naît ni
ne périt, mais des
choses déjà existantes se combinent, puis se
séparent de nouveau ». De
nombreuses applications de cette maxime existent dans le domaine de la
coutellerie. Réutiliser des éléments
existants
répond, depuis des siècles, à
des nécessités matérielles,
techniques,
économiques, voire culturelles ou religieuses.
Sans compter les « recyclages »
qui n’osent
pas dire leur nom et
travestissent le faux en le parant des habits du vrai. Le
fer des origines. Se procurer le
métal
nécessaire à la
fabrication des outils, et en particulier des lames de couteaux,
n’a pas été
chose facile pour les civilisations anciennes. Toutes ne
maîtrisaient pas la
technique de réduction du minerai de fer et la
détention
de fer, puis d’acier,
fut pendant une très longue période une source de
richesse, de puissance
économique et militaire. Cette importance
accordée
à la « ferraille »
sous toutes ses formes en fit même à certaines
époques des objets aussi
précieux que nos bijoux actuels. On a ainsi
retrouvé dans
la tombe de certains pharaons
des ustensiles en fer météoritique. On comprend,
dès lors, que jusqu’à une
époque récente, en particulier dans les
civilisations
agricoles, l’objet en fer
ou en acier devenu inutile ou cassé ait
été
précieusement mis de côté pour une
réutilisation future ou un réemploi dans un autre
usage
ou pour un
« bricolage » astucieux. La
grande
quantité de forgerons de villages
capables de petits miracles métallurgiques justifiait, entre
autres, de telles
pratiques. Les exemples abondent d’instruments agraires
constitués
principalement de bois et dont seule la partie de plus grande usure
était
renforcée de fer ou d’acier : araires
à partie centrale
en bois (le sep ou dental)
et soc
métallique, bêches en bois dont seul le tranchant
était métallique. On est très
loin de la technologie actuelle qui permet une « mise[i] »
au carbure de titane fondue
au laser à 4000 degrés[ii]
sur le tranchant des couteaux professionnels et garantissant une coupe
quasi
inaltérable, mais l’idée est la
même. Le fer utilisé pour ces usages était conservé pieusement car sa rareté et son prix élevé en restreignaient l’usage.
Comment
faire sans fer ? Il ne restait
plus
qu’à s’en remettre au
ciel ! Et le ciel sut se montrer
généreux pour
certains. La météorite
ferreuse tombée au Groenland il y a environ 10 000
ans
avait une masse
estimée à 58 tonnes. Composée de fer
et de nickel,
elle a éclaté en plusieurs
morceaux lors de son entrée dans les couches basses de
l’atmosphère et a
fourni aux
Inuits la seule source de métaux
ferreux dont ils pouvaient disposer. En terme de recyclage, le plus cocasse est le sort réservé à la météorite de Bitburg (Allemagne – Rhénanie-Palatinat – 1500 kg) découverte en 1805. Les soldats de Napoléon la réexpédièrent dans les cieux après l’avoir transformée en boulets de canon. Une espèce de retour à l’envoyeur en quelque sorte.
On trouve de
nombreux autres
exemples de
fer météoritique utilisé pour
fabriquer des armes.
Les kriss indonésiens
présentent une composition métallurgique complexe
mêlant des techniques de feuilletage,
de sandwich d’acier entre 2 épaisseurs de fer,
d’utilisation de métaux alliés
(fer et nickel) comme dans le damas moderne. Des techniques de
révélation
permettent là aussi de mettre en valeur les contrastes de
teinte
entre les
différentes nuances de métaux constituant
l’âme du kriss (le Pamor).
Du fer
météoritique à forte teneur en nickel
a
été
utilisé pour fabriquer le Pamor[iii]
de certains kriss anciens. En plus des qualités
esthétiques et de résistance du
Pamor, l’origine céleste de la matière
conférait aux lames de kriss une charge
symbolique de nature religieuse et un pouvoir quasi surnaturel. Cette
apparence
moirée des lames constituait une caractéristique
qui fut
retenue par tous les
forgerons de kriss car elle plaisait aux acheteurs. Bien
évidemment la faible
quantité de matériau d’origine
météoritique ne permit pas de continuer
à
fabriquer le Pamor et on eut recours à des
méthodes de
feuilletage. Le Pamor
des kriss indonésiens de fabrication récente
provient,
quant à lui,
de métaux
importés et, entre autres, de
bicyclettes[iv]
re-cyclées ! Cousin
exotique
de l'
« Opinel ». Métaux de
récupération – Sri Lanka (Collection
Pierre-Yves Javel) Recup’
en tous genres Le fer produit par les forgerons-métallurgistes africains n’étant pas toujours d’une qualité suffisante pour obtenir une bonne coupe, le recyclage d’outils en acier constitue une alternative nécessaire. Le grand « Khodmi » Kabyle (lame de 25 cm) présenté ci-dessous a été forgé à partir d’une lime dont on aperçoit encore le quadrillage par endroits. Le manche en if ou en thuya est décoré de fils de laiton torsadés. La forme de la lame est donnée uniquement par forgeage. L’amincissement du tranchant et la coupe sont obtenus par battage à froid, exactement comme on le fait lorsqu’on bat une faux. Le tranchant porte d’ailleurs les marques de ce battage à froid qui laisse des traces de coups sur le métal. Cet étirage donne une coupe remarquable et produit une ligne de tranchant qui n’est pas rectiligne comme dans le cas d’une émouture classique mais présente de légères ondulations, comme sur une faux.
Un petit
détour par
l’Afrique La fréquentation des brocantes et vide-greniers réserve parfois des surprises. C’est d’ailleurs ce qui en fait le charme et l’attrait. Ce fut le cas de ce couteau manifestement africain, au manche de cuir et présenté dans un étui lui aussi en cuir. Jusque-là, rien que de très banal. Les objets pour touristes de cette sorte, ramenés à la suite d’un voyage ou fabriqués spécialement pour être vendus en Europe, sont légion. Et seule la curiosité, le hasard ou une soudaine inspiration, peut pousser le chaland à s’emparer du couteau et à l’extraire de son étui. Et là, l’intérêt s’éveille. Malgré une oxydation prononcée, la marque est encore tout à fait lisible : « 108 GIRODIAS ».
La lame du poignard africain est celle d’un couteau de cuisine fabriqué à Thiers par la société « France-Exportation ». Et l’esprit se met à gamberger et à vagabonder. Peut-être cette lame est-elle passée sous le martinet de cet étireur qui travaillait à France-Exportation dans les années cinquante.
L’objet banal se charge
d’une histoire. On se prend à
imaginer le parcours et les péripéties de ce
couteau de
cuisine débonnaire mué
en couteau de brousse par la magie d’un recyclage astucieux,
couteau revenu de
nombreuses années plus tard sur le lieu de ses origines par
le
hasard des échanges
et du commerce.
Le recyclage
artistique Touareg Les
touaregs ont acquis dans le domaine de la forge et des bijoux une
renommée
amplement méritée. Malgré des moyens
techniques
qui peuvent nous paraître
rudimentaires, leurs réalisations sont de pures merveilles.
Les
décors sont
codifiés selon une symbolique riche et
représentant le
mode de vie séculaire de
ces nomades aux coutumes bien ancrées. Cet artisanat
traditionnel de très
grande qualité s’applique également
à la
fabrication de poignards ou d’épées,
au manche finement ciselé, portés dans des
étuis
en cuir repoussé, à décors en
argent, le tout constituant de purs chefs d’œuvre
de
finesse. Le fer est une
matière première abondante sur tout le continent
africain, ce qui explique la
présence de très nombreux forgerons de villages.
Les
forgerons touaregs sont
connus pour leur habileté à fabriquer les armes
dont ces
populations nomades
avaient besoin pour assurer leur sécurité et
affirmer
leur statut de guerrier,
tout comme pour le chevalier du moyen-âge. Groupe social
nettement distinct des
nobles touaregs, les artisans ont
bénéficié du
développement du tourisme
saharien. On désigne en réalité sous
le nom de
forgerons, des artisans capables
de réaliser des productions qui les rattachent à
divers
métiers de l’artisanat
d’art. Ils constituaient autrefois un corps social dont on
peut
dire qu’il
était une véritable caste. Pour les lames, ils ont souvent recyclé l’acier que la civilisation occidentale dissémine abondamment un peu partout. Les vieux camions, militaires ou civils, en particulier, avaient des suspensions à lames dont la résistance et la souplesse faisaient merveille en instruments tranchants.
Le
décor des manches des poignards et
épées, les
gardes, les incrustations de
laiton, d’argent ou de cuivre des étuis
provenaient
souvent du recyclage
d’objets de la vie courante. Refondus, martelés,
étirés, finement ciselés au
burin, ces matériaux recyclés prennent, sous les
mains
expertes et après de
très nombreuses heures de travail, une dimension artistique
incontestable et
atteignent à la qualité des bijoux. Une mention spéciale doit être faite pour l’argent autrefois très largement utilisé dans la fabrication des bijoux touaregs et dans la décoration des armes blanches. Cet argent a longtemps été fourni par la fonte de pièces de monnaie autrichiennes en argent, du 19éme siècle, les Thalers, ou de Douros espagnols.
Au 18ème siècle, la puissance des banquiers du Saint-Empire Germanique leur permit d’imposer le Thaler d’argent comme monnaie de référence pour les échanges commerciaux et il fut donc très utilisé dans les transactions commerciales entre l’Europe, l’empire Ottoman et l’Afrique, d’où leur présence, a priori surprenante, sur le continent africain. Certaines de ces pièces sont encore portées telles quelles sur d’imposantes parures frontales berbères, véritables signes extérieurs de richesse.
Le
développement d’un tourisme
« saharien » dans
les années quatre-vingt – le Paris-Dakar
en est un maillon - a donné à ces productions une
grande
ampleur. L’argent a
souvent été remplacé par le
maillechort ou
d’autres métaux blancs, mais la
qualité du travail demeure ; elle s’est
même
accrue du fait d’une demande
plus forte et d’une recherche de qualité propre
à
séduire les touristes
acheteurs. Et signe des temps, les anciens maîtres, nobles
éleveurs, confrontés
à plusieurs sécheresses dévastatrices,
ont vu leur
statut social rattrapé et
même dépassé par celui des
artisans-négociants qui dépendaient jusque
là des
commandes de ces mêmes nobles. Grâce au tourisme,
les
artisans ont pu
s’affranchir de la tutelle de leurs anciens maîtres
et
développer des
fabrications qui ne font plus appel à la
débrouille et
à la récupération mais
donnent lieu, au contraire, à de véritables
fabrications
en série et à des
organisations du travail de forme coopérative. Rien ne doit se
perdre Parmi
les stéréotypes véhiculés
sur les
particularismes régionaux, la pingrerie de
l’auvergnat figure en bonne place, celle du coutelier
auvergnat
n’échappe donc
pas à la légende et pourrait même
trouver un
début de justification dans des
pratiques
anciennes bien connues. La fabrication de manches en matériaux coûteux (nacre, ivoire, écaille, maillechort) produisait nécessairement des déchets qui auraient pu rejoindre les autres déchets de l’industrie coutelière. Ce serait sans compter sur les comportements d’une époque où le gaspillage et la consommation effrénée n’avaient pas leur place. Les petits éclats de nacre, par exemple, étaient utilisés pour décorer les manches en corne « cachée ». Placés au fond du moule dans lequel la corne était pressée à chaud, ces petits éclats s’incrustaient de manière définitive et donnaient au manche un petit air de luxe. Les manches des « agenais » de Tarry-Lévigne, par exemple, présentent souvent un tel décor obtenu par recyclage de débris.
L’écaille
de tortue, grâce à ses étonnantes
propriétés
d’ « auto-greffe »
à chaud, permettait de recycler des petits morceaux et de
les
assembler en
morceaux plus grands. Les
déchets de corne, quant à eux, étaient
récupérés par des entreprises
spécialisées
qui les broyaient. Cette corne broyée constituait un engrais
incomparable aux
dires de certains jardiniers. Un
autre sous-produit issu du travail de la coutellerie faisait
l’objet d’un
recyclage encore plus étonnant. La meule de grès
sur
laquelle l’émouleur
donnait le tranchant aux lames s’usait et produisait une
poudre
de grès
mélangée à la limaille
d’acier
retirée aux lames brutes de forge, le tout était
aggloméré par l’eau qui humectait en
permanence la
meule pour la lubrifier.
Cette pâte grisâtre, la « molade[v] »
était vendue, notamment, comme
onguent
supposé soigner les coups et petites blessures.
Disparition des
bêtes
à cornes Ça ne vous aura pas échappé, il y a de moins en moins de bêtes à cornes : moins d'escargots, moins de cornes sur la tête des vaches … Pour les premiers, ça ne pose pas de problème pour la fabrication des couteaux, pour les vaches, en revanche, outre qu’une vache sans cornes c’est comme Thiers sans la Durolle, elles ne fournissent plus la matière première longtemps vantée pour la réalisation des manches de couteaux. Pour être honnête, il y a belle lurette que les manches de couteaux, de table en particulier, ne sont plus faits en corne de vaches françaises. L’approvisionnement se fait à Madagascar, en Amérique du Sud où les cornes sont de meilleure qualité. Depuis bien longtemps, également, on a proposé des produits de substitution : galalithe, bakélite, fibre rouge, plastique en tous genres et depuis peu, on utilise du papier recyclé[vi], saturé par des résines phénoliques, comme pour la bakélite. Ce produit trouve de nombreuses applications : cloisons, plateaux de tables, planches à découper … et manches de couteaux.
Le recyclage au
service de
l’art « Kitsch » Parmi les « rangs » de la coutellerie thiernoise, les façonneurs de manches occupent une place à part. Ce sont les rares à ne pas manipuler du fer ou de l’acier sous une forme ou une autre. Le bois, la corne, l’ivoire, les bois de différents animaux, les matières synthétiques sont leurs matériaux de base. Parfois, ils se laissent aller à utiliser les morceaux qui leur restent pour réaliser différents objets utilitaires : manches de tire-bouchon, de tournevis, de limes, boutons, dessous de plats ou de bouteilles, porte couteaux, tabatières pour le tabac à priser dont les vieux ouvriers thiernois faisaient une consommation très importante …
Certains
avaient même des ambitions plus
« artistiques ». Il en va ainsi
de ce
bougeoir à trois bobèches
réalisé par un
façonneur de manches thiernois, anonyme
hélas. Cet objet, délicieusement (ou
affreusement, selon
vos goûts)
« rétro » est
très influencé
par
le courant « kitsch »
de la fin du 19ème
siècle. Assemblage de corne
tournée, d’une très
grosse « meule » de bois de cerf,
de laiton
découpé, de rhodoïd, il
comporte également différents symboles ou signes
religieux : les
sculptures naïves et frustes de personnages dont
l’un tient
le rôle de
cariatide peuvent faire penser à un ex-voto. Le petit miroir
est
entouré d’un
cadre en rhodoïd imitation marbre qui était
très
utilisé pour les côtes de
petits canifs d’écoliers bas de gamme. Plus
identifiable
est le petit
bas-relief en laiton découpé et reproduit sur 3
faces. Il
représente la marque
très connue du
« Chinois » de Bourgade[vii]
avec ses moustaches tombantes et sa longue natte. Quel lien existait-il
entre
Bourgade et le créateur de ce bougeoir ?
Mystère ! Tout
ceci constitue un bric-à-brac
hétéroclite dans
lequel le façonneur a mis tout
son cœur et tout son savoir-faire, en tout cas, une
œuvre
unique et touchante
qui a rejoint les collections du Musée de la Coutellerie de
Thiers comme témoin
d’un passé révolu. Le recyclage
inspirateur Cette
pratique de la réutilisation des petites chutes de
matière a eu des adeptes
parmi des couteliers de renom. Le plus espagnol des couteliers
thiernois, Angel
Navarro, pratiquait cette récupération avec soin
et un
art consommé de la mise
en valeur des petits morceaux. Robert Beillonnet, alors jeune
coutelier, a été
l’élève d’Angel alors que
celui-ci
était chef d’atelier de la Maison des
Couteliers à Thiers. Il évoque cette
période , avec une pointe de
nostalgie : « Lorsque
le Maison des
Couteliers a été créée en
1982, les
responsables se mirent en quête d’un
coutelier capable de réaliser des pièces de
coutellerie
de A à Z. La chose
n’était pas aussi facile qu’il peut y
paraître
dans une région qui comptait pourtant
encore plusieurs milliers d’ouvriers travaillant dans la
coutellerie. En effet,
l’organisation du travail en différents
métiers
très spécialisés ne favorisait
pas l’existence de couteliers répondant aux
critères recherchés par les
promoteurs de la Maison des Couteliers. Bien peu possédaient
cette polyvalence.
Angel Navarro qui avait été jeune coutelier en
Espagne
avant de venir en France
remplissait ces conditions. Il est donc devenu le
chef d’atelier de la M.D.C, avec les habitudes
qui étaient les
siennes, et notamment celle de ne rien jeter. A cette
époque, la
forme des
platines et des lames était approchée
à la
cisaille. Les chutes étaient
soigneusement conservées pour être reprises en
incrustations, dans les manches
en particulier. Pendant la guerre d’Espagne, Angel, fils de coutelier, avait été obligé d’utiliser ce qui était disponible pour faire ses couteaux : fer blanc des boîtes de conserves, vieilles ferrailles ... Il disait même avoir dérobé un affût de mitrailleuse pour en réutiliser l’acier !» Mythe ou réalité, toujours est-il que ce souci de ne rien gaspiller était par contre bien ancré.
Une
autre anecdote qui, sur le moment, fut plutôt un
très
mauvais coup du sort pour
Angel revient
en mémoire de Robert
Beillonnet. « Pour
présenter
le concours de « Un des
Meilleurs Ouvriers de France », Angel avait
réalisé les 3 pièces
imposées
parmi lesquelles figurait une dague de chasse. Hélas, la
dague lui a été
dérobée dans des
circonstances rocambolesques dans l’atelier de la Maison des
Couteliers. Il a
donc dû, à la veille du concours, refaire une
dague, en
toute urgence. Pour fabriquer
le pommeau de la dague, n’ayant plus de maillechort, il
a pris ce qui était disponible, chez
lui.
Le seul objet qui faisait l’affaire était un
bouton de
tiroir en maillechort.
Son épouse fut donc obligée de sacrifier une
partie du
mobilier ». Et Angel a donc
pu
présenter son travail au
concours de M.O.F. où il a obtenu une médaille
d’argent, même si, comme le
précise Robert, la dague originelle était plus
réussie que celle au bouton de
tiroir. Après tout, toute proportion gardée,
Bernard
Palissy a bien brûlé ses
meubles pour alimenter son four à émaux. Dans
le cas d’Angel, on a donc une inversion de la
démarche. Ce
n’est plus l’idée
créatrice qui impose sa loi à la
matière mais au
contraire la matière
disponible qui détermine les choix de création.
De
nombreux artistes
« recycleurs », et non des
moindres (Picasso,
Dali, Duchamp, Breton …)
ont tiré leur inspiration de cette confrontation avec des
objets
abandonnés ou
rejetés. Le recyclage
« honteux » Il
est des recyclages qui n’osent pas dire leur nom et tentent
de
paraître pour ce
qu’ils ne sont pas. L’engouement pour la collection
de
couteaux anciens et la
vente directe de particulier à particulier sur internet ont
généré des
pratiques de recyclage caché. Ainsi, des assemblages
hétéroclites
d’éléments
récupérés sur divers objets et
assemblés
(avec talent par ailleurs) sont
présentés comme des pièces originales.
L’observateur averti reconnaîtra, ici,
un manche d’ombrelle recyclé en manche de couteau,
là, un décor vestimentaire
utilisé en guise de rosette décorée.
L’ensemble est la plupart du temps fort
réussi et peut sembler de belle facture. Il n’en
demeure
pas moins un recyclage
dont le créateur ne reconnaît pas la
paternité,
comme s’il s’agissait d’un
enfant illégitime né d’une relation
coupable.
Dommage pour l’enfant ! Le recyclage de
la
célébrité 14 juillet 1789, les insurgés s’emparent d’un des symboles de l’absolutisme d’ancien régime. Les grenadiers de la garde chargée de la défense de la Bastille se rendent après quelques heures de combat. De Launay, gouverneur de la Bastille, sera massacré par les émeutiers et sa tête, découpée à l’aide d’un « canif » dit-on, sera promenée dans Paris au bout d’une pique. Le commandant de la garnison, paiera de sa vie cette résistance inutile. Mais pendant la révolution, les affaires continuent. Le citoyen Palloy, entrepreneur en bâtiments a flairé le bon coup. Il commence par racheter les démolitions de la prison royale de triste renommée et en revend des morceaux comme souvenirs de cette journée mémorable. Mais son imagination entrepreneuriale ne se limite pas à cette récupération. Comptant sur l’enthousiasme révolutionnaire de ses compatriotes, il fait réaliser des objets de pacotille, bijoux, tabatières, cartes à jouer, médailles commémoratives, modèles réduits de la Bastille … et des couteaux représentant les grenadiers de la Bastille. Ce recyclage de la ferveur révolutionnaire a laissé quelques exemplaires de ce couteau connu sous le nom de Palloy, que les collectionneurs les plus chanceux (et les plus fortunés) se disputent.
Le
dépeçage des grandes légendes du
transport moderne
a également permis de
récupérer des métaux
utilisés pour la
fabrication de couteaux
« exceptionnels ». Il
en va ainsi du couteau, comme le dit la publicité du
fabricant,
« fabriqué
à base de pièces issues du
célèbre avion
supersonique CONCORDE » dont,
tragique destin, le dernier exemplaire français causa la
mort de
113 personnes
suite à la perte sur la piste d’envol, par un
autre avion,
d’une petite … lame de métal. Le
Concorde, le France, le Golden Gate de San Francisco survivent
ainsi, par fragments et certificat
d’origine à l’appui. Même
les mauvais coups du sort peuvent être transformés
en
aubaine par un recyclage
astucieux. La tempête qui en 1999 jeta à terre
plusieurs
arbres du parc du
château de Versailles aurait pu conduire ceux-ci au
bûcher
ou à la décharge. Ce
serait sans compter sur les qualités de communicant de
certains
couteliers qui
virent dans ces tulipiers
de Virginie,
ifs et autres thuyas, des manches de couteaux, certes, mais des manches
de
couteaux hors du commun, des manches de couteaux ayant vu passer
Marie-Antoinette et ses dames de compagnie, des manches de couteaux
ayant
peut-être recueilli des secrets d’alcôve
ou des
confidences royales. Le recyclage
des marques La
table d’argent des marques déposées
à Thiers
entre 1809 et 1856 compte 406
marques. Entre 1809 et 1980, plus de 13 000 marques ont
été déposées ou
renouvelées. (Consulter
à ce propos la
base de données en ligne http://www.marques-de-thiers.fr).
Parmi celles-ci, un grand nombre est tombé en
désuétude, faute d’avoir
été
renouvelées. Mais certaines d’entre elles qui
avaient
acquis une certaine
renommée ont été astucieusement (et
légalement) recyclées. Il en va ainsi de la
marque GIMEL et du violon qui lui est associé.
Détenue
par une société gersoise
d’import-export et régulièrement
déposée à l’Institut
National de la
Propriété
Industrielle (INPI), elle est dorénavant apposée
sur des
couteaux importés.
Rien à redire jusque là. Mais là
où le
bât blesse, c’est lorsque sur des sites
de vente par internet, des vendeurs mal informés ou mal
intentionnés, vous avez
le choix, se réfèrent à la marque
déposée au 19ème
siècle pour
vendre un de ces couteaux d’importation et en
s’appuyant,
de plus, sur le fait que
ce type de couteau est encore fabriqué à Thiers.
Ce qui
est vrai et ajoute
encore à l’ambiguïté de
l’annonce. Ce
cas n’est pas isolé.
L’homérique bataille que
livrent les couteliers
aveyronnais associés à ceux de Thiers pour
réguler
et moraliser l’usage de la
marque « Laguiole » est sans
doute
l’exemple le plus connu. Une
autre célèbre marque thiernoise fait depuis
quelque temps
l’objet d’un
« recyclage » massif. La marque
PRADEL
associée à AUVERGNE apparaît
sur des couteaux manifestement fabriqués du
côté du
Pakistan ou d’un autre pays
à très faible coût de production. Et
pourtant
qu’est ce qui est plus thiernois
que PRADEL et plus français que AUVERGNE ? Ce
faisant, cet
usage abusif est
réprimé par le code de la consommation, article
L217-6 : «
Quiconque, sur des produits
naturels
ou fabriqués, détenus ou transportés
en vue de la
vente, mis en vente ou vendus
en France, ou sur des emballages, caisses, ballots, enveloppes, bandes,
étiquettes, etc., aura apposé ou sciemment
utilisé
une marque de fabrique ou de
commerce, un nom, un signe ou
une indication quelconque de nature
à faire
croire, s'ils sont étrangers, qu'ils ont
été
fabriqués en France ou qu'ils sont
d'origine française
et, dans tous les cas, qu'ils ont une
origine
différente de leur véritable origine
française ou
étrangère, sera puni des
peines prévues par l'article L. 213-1, sans
préjudice des
dommages-intérêts,
s'il y a lieu. Toutefois,
cette disposition
ne sera pas applicable lorsque le produit portera, en
caractères
manifestement
apparents, l'indication de la véritable origine
…». Recycler
n’est pas jouer ! Le recyclage
démilitarisé ou militarisé Qu’est-ce
qui ressemble plus à une lame de baïonnette
qu’une
lame de couteau … et
inversement ? Rien
d’étonnant qu’au fil des
péripéties
militaires de notre pays, des centres couteliers
réputés se soient transformés en sites
de
production d’armes pour soutenir
l’effort de guerre. Châtellerault, Nogent, Thiers
ont
été amenés à fabriquer
sabres et autres baïonnettes, avec, quelquefois, des
répercussions sur la
production coutelière. Au
début du 19ème
siècle la manufacture
d’armes de Klingenthal, bien
connue des collectionneurs d’armes blanches, fut
repliée
sur Châtellerault car
jugée trop proche de la frontière et trop
exposée
aux attaques ennemies. Les
salaires plus attractifs de la manufacture d’armes
attirèrent les ouvriers de
la coutellerie châtelleraudaise, ce qui hâta son
déclin[viii].
Mais la coutellerie récupéra quelques vestiges de
la
production militaire pour
en faire des lames de couteau. On trouve ainsi de très grands couteaux de vitrine réalisés dans le goût des couteaux de chasse à cran d’arrêt de Châtellerault : forme générale de couteau espagnol les faisant désigner, à l’époque, sous le terme de « couteaux catalans », mitre de cul en forme de « queue de crotale », côtes du manche en os teinté à l’encre, les dessins apparaissant en négatif par un procédé de réserve vernie. La lame provenait du recyclage d’une baïonnette du célèbre fusil « Chassepot », baïonnette ainsi rendue à la vie civile et qui donnait à ces couteaux une taille imposante.
Dans
le même genre, on ne saurait passer sous silence la
très
importante production
d’objets de toute nature affectant, pour certains, la
forme de couteaux ou de coupe-papiers et
provenant du recyclage des douilles de cuivre, de tous calibres et de
toutes
origines. Dénommés « objets de
tranchées », ces objets
n'étaient pas
tous fabriqués dans les tranchées. Beaucoup ont
été réalisés à
l'arrière du
front, pendant les périodes de repos, dans les arsenaux
où existaient une main
d’œuvre qualifiée et du
matériel, voire
manufacturés en atelier et destinés à
être vendus comme souvenirs, même après
la fin du
conflit comme en témoigne
l’inscription figurant sur un des objets
présentés.
(« 1914-1918
Souvenirs »).
Le
chemin inverse fut également parcouru par des couteaux de la
vie
civile « appelés sous
les drapeaux », en particulier lors du premier
conflit
mondial. Des
couteaux de boucher furent recyclés en farouches
« nettoyeurs de
tranchées » par
l’état-major soucieux de
pallier, à certaines périodes, le
manque d’équipement adéquat[ix].
On trouve également de nombreuses lames de couteaux de
cuisine
remontées en
poignard et de provenance africaine, sans qu’il soit possible
de
préciser leur
usage, ni la période de cette transformation. Certains
marquages
sont cependant
anciens et peuvent faire pencher pour le début du 20ème
siècle.
Plus
recyclé, tu meurs « Rien ne se perd ! ». Il n’est pas dit que celui qui a bricolé le couteau dont nous allons parler maintenant ait eu vent de la maxime de Lavoisier. Il était par contre imprégné de la pratique du recyclage et de la prolongation de la vie des objets. Un acharnement thérapeutique à la mode bricolage coutelier, en quelque sorte.
Si
on décortique d’un peu près ce qui
constitue ce
couteau, on y voit en premier
lieu un manche de couteau de cuisine en hêtre. Le manche est
très fatigué et il
a fallu le ceinturer avec un fil de fer. La lame est à talon
carré, pointe au
milieu et coup d’ongle. Elle est frappée de la
jolie
marque de FRADAL,
« la branche de ciseaux ». Cette
lame
destinée à l’origine à un
couteau pliant de type Pradel est en fait fixe. Sur le dessus du manche
est
encastré un ressort fixe. Le
manche
était à l’origine celui d’un
couteau à
plate semelle. L’emplacement de la lame
a été comblé par ce pseudo ressort qui
sert en
fait de butée arrière à la lame
et l’aligne avec le dos du manche. Il joue le rôle
du
second clou des couteaux
de type « couteau à 2
clous ». Pour
maintenir ce faux ressort, le
bricoleur n’a pas utilisé de clous traversant le
ressort
et le manche. A leur
place,
une bande
d’aluminium
ceinture le
manche et le ressort. Il ne reste plus qu’à
maintenir la
lame en position
ouverte, rôle dévolu à un clou
traversant le manche
et judicieusement placé
derrière le talon de la lame. Ce
couteau, fruit de l’astuce et d’une grande
intelligence
pratique parfaitement
adaptée à la situation de recyclage et aux
besoins de son
utilisateur, a séduit
Robert Beillonnet qui a déniché cet objet
chargé
d’une profonde humanité chez
un de ses voisins, vieux monteur de couteaux. « Tout
se
transforme ! » Le recyclage
Mof-Mof Ne vous précipitez pas sur votre dictionnaire préféré pour trouver des explications sur cette désignation bizarre. Il ne s’agit pas d’une peuplade belliqueuse vivant ignorée du reste de l’humanité. Très pacifique, elle compte cependant très peu de représentants. Pour la rencontrer, il suffit de se rendre à Puy-Guillaume[x] ou à Saint-Jean-d’Heurs, à un jet de pierre de Thiers. C’est là que le Mof-Mof Jean-Pierre Suchéras œuvre, loin de l’agitation de la ville. Jean-Pierre, 2 fois Meilleur Ouvrier de France (Mof-Mof) en coutellerie, se laisse parfois aller au recyclage, inspiré par des éléments disparates qui semblent tout simplement attendre, sur son établi, le moment d’être réunis par des mains habiles pour donner naissance à un nouveau couteau. Vous admettrez qu’il y a des façons moins intéressantes de faire le ménage et de se débarrasser « de vieux trucs qui traînent ».
Il
en va ainsi de ce couteau dénommé par Jean-Pierre
Suchéras, « Don
Quichotte ».
Cette pointe de bois de cerf était là,
oubliée,
depuis des semaines dans un des
tiroirs de l’atelier. Le reste avait
été
utilisé pour réaliser un présentoir de
couteaux. Mais chez les couteliers, a
fortiori s’ils sont
auvergnats, on ne jette pas, non par
pingrerie mais
parce que « ça peut toujours
servir ». Il
suffit qu’un jour
l’inspiration, l’humeur du temps,
l’envie,
ajoutées à la proximité
d’autres
objets inutilisés s’associent pour que naisse la
création : une belle lame
ancienne de laguiole, 2 rosettes « cacolles[xi] »
attendant elles aussi leur tour, pourquoi ne pas essayer de
réunir tout ça pour
un nouveau couteau. « C’était
pas gagné
d’avance » par contre :
la lame de laguiole, dépointée et
trempée devait
être reprise complètement à
l’émouture ; la pointe de bois de cerf
n’était vraiment pas droite et en
tirer 2 côtes présentables en épaisseur
n’était pas non plus garanti. La pointe
était par ailleurs trop courte pour le ressort et la lame.
Il
fallait donc
trouver une astuce pour la rallonger. Un morceau de fer à
béton oublié
opportunément devant la porte de l’atelier fit
l’affaire. On
voit d’ores et déjà que le jeu
intellectuel, le
défi personnel, prennent le pas
sur la simple réalisation. La rencontre fortuite de
matières, d’objets qui sont
en harmonie est l’élément
déclenchant de
cette pratique de recyclage qui
dépasse encore une fois la seule
nécessité
économique. De
plus, elle force, dans ce cas, à faire preuve
d’inventivité et d’astuce. Un
exemple concret ? L’extrême finesse de la
pointe au
cul du couteau
interdit de poser un clou traversant les côtes et le ressort
du
couteau, comme
cela se pratique habituellement. Le clou est extérieur au
manche. Il traverse
le ressort à travers un renflement, il est ensuite rabattu
de
chaque côté pour enserrer
les 2 côtes, comme une agrafe. C’est la
matière qui
dicte sa loi à la
technique. Le
nom de « Don Quichotte » choisi
par Jean-Pierre
Suchéras pour
désigner ce couteau est bien représentatif de son
vécu personnel et de l’état
d’esprit avec lequel il a abordé cette
« recréation » ; en
quête
perpétuelle de l’inatteignable, soumis
à la
tyrannie de
la perfection et de
l’absolu, Don Quichotte,
va peu à peu retrouver une forme de sagesse, tout en restant
fidèle à lui-même
et à ses idéaux. Ce couteau est pour Jean-Pierre
une
forme de retour à un
exercice, certes esthétique, mais qui
l’éloigne de
la froideur et de la
perfection des couteaux
« high-tech »
qui ont
constitué son point de départ ; une
catharsis salvatrice en quelque sorte. Et pour l’amateur de
couteaux une jolie
pièce, sans prétention mais harmonieuse,
élégante et chargée de la
personnalité
et du savoir-faire de son créateur. On
le voit, le recyclage est une pratique ancestrale et indispensable.
Mais il
faut que le tri soit bien fait, en amont. Il est de bonnes pratiques,
il en est
de mauvaises qui peuvent compromettre la qualité du
recyclage. Et
il n’est pas jusqu’à cet article qui ne
soit enrichi
par le recyclage de quelques
idées anciennes et par des éléments de
langage,
eux aussi recyclés à partir
d’autres propos, car « rien
ne se
perd, rien ne se crée, tout se
transforme ».
CQFD. Michel
FERVEL [i]
Terme de métier utilisé
habituellement
pour
désigner
l’ajout
d’une partie de métal plus dur sur un tranchant de
lame
par exemple. [ii]
Couteaux de cuisine
« Ever Cut » de la
société
Tarrérias-Bonjean. [iii]
Pamor :
« alliage » en malais. [iv]
Jean Greffioz, KRISS
Passion d’Indonésie, ouvrage publié
à compte
d’auteur. Un ouvrage de référence
écrit par un collectionneur passionné et
très
averti. [v]
Gustave Saint-Joanny, la
coutellerie thiernoise de 1500 à 1800 [vi]
Nom commercial :
PaperStone® [vii]
Marque déposée en 1896 [viii]
Camille Pagé, tome III [ix]
Les couteaux de nos
soldats, G. Lecoeur R. Rouquier, Crépin-Leblond [x]
Chez Robert Beillonnet [xi]
cacolles = coquilles, en
auvergnat. Rosettes creuses obtenues par emboutissage.
Procédé utilisé
également pour fabriquer des mitres, des côtes. |