Article paru dans le numéro 57

Internet.

Le couteau, le chirurgien et les moustaches de la Joconde.

 

Les propos qui suivent, polémiques et de parti pris, n’engagent que leur auteur.

 

La collection est une activité dévorante, souvent compulsive et, de ce fait, elle n’échappe pas à bon nombre de travers du genre humain. La littérature nous décrit quelques figures de personnages, emportés par leur passion, aux limites du raisonnable et de l’honnêteté. Dans "Le cousin Pons", par exemple, Balzac dresse, en la personne d'Elie Magus, le portrait sans complaisance du collectionneur avide et cupide que la frénésie d'amasser les oeuvres d'art conduit aux marges de l'escroquerie. Fort heureusement, cette démesure caricaturale est plutôt rare, mais sans atteindre à de tels excès, certaines attitudes méritent d’être montrées du doigt.

 

Existe-t-il une déontologie de la collection et de la vente de couteaux anciens ? Certainement ! Tout autant que dans n’importe quelle activité d’échange et de commerce. Certains semblent malheureusement l’avoir oublié. Il n’est pour s’en convaincre que de consulter les sites d’enchères qui ont fleuri sur Internet.

La falsification, la dénaturation, la tromperie y figurent en bonne place.


Passons sur l'erreur contenue dans l'intitulé de l'annonce,(la marque de Vauzy n'est pas une église). Vauzy ne semble pas avoir fabriqué de laguioles, mais la lame du "boule" (page 3 du catalogue Vauzy) peut être montée sur une carcasse de laguiole.  (voir catalogue : http://www.marques-de-thiers.fr/vauzy/vauzy.html ) Origine pourtant justifiée avec force détails !

Vous avez le choix : attribution avantageuse (pour le vendeur), mais mensongère, à un coutelier de renom, datation fantaisiste, réécriture de l’histoire …, l’imagination des vendeurs semble sans limites. On peut toujours objecter qu’il s’agit d’un manque de connaissances de la part du vendeur et non de la volonté de tromper. Soit ! Cependant, rien ne l’oblige à inventer des sornettes. Mais passons sur ces détails, car il y a bien pire.

Certains couteaux sont des assemblages hétéroclites de pièces provenant de couteaux différents ou de parties d’objets dont certaines ne proviennent même pas d’un couteau. Des manches d’ombrelles ou de cannes se sont ainsi retrouvés « manches de couteaux 18ème ».

Plutôt joli, mais de bric et de broc ! Et bien entendu, présenté comme une pièce rare, ... ce qui n'est pas faux. On sohaite même qu'elle soit unique !

Les modifications de la forme originelle du couteau suite à une restauration maladroite sont aussi nombreuses : forme retravaillée après collage d’un nouveau « cul » de manche, façonnage de la lame dont la pointe change de forme, le tout étant présenté, non comme un avatar mais au contraire comme une originalité justifiant un prix élevé.

Les couteaux traditionnels (Aurillac, Laguiole, Yssingeaux …) font parfois l’objet « d’embellissements » qui sont en fait des dénaturations du couteau originel : pointillages de gros clous en laiton, guillochage plus ou moins réussi du ressort, du dos de lame, coups de lime sur la mouche, sur le pourtour du couteau, transformation de la forme du manche, toutes modifications qui ne sont que très rarement présentées pour ce qu’elles sont réellement.

Trop beau pour être vrai !

Bien peu sont ceux qui respectent le droit des créateurs, car c’est bien de cela dont il s’agit. Le fait de dénaturer l’image du couteau crée une atteinte à la création et à ce qu’on appelle d’une manière générale « une œuvre de l’esprit


Agenais classique
Agenais (mal) réparé par collage d'un morceau de côte au cul du couteau.

[i] ». On pourra toujours dire que les moustaches rajoutées à la Joconde par Marcel Duchamp dans une profanation iconoclaste et dadaïste de l’œuvre de Léonard de Vinci sont bien pires que quelques coups de limes par ci par là. C’est faux ! Marcel Duchamp n’a jamais prétendu être Léonard de Vinci et il a au contraire revendiqué son geste.

 Quelques vendeurs plus scrupuleux signalent ces transformations apportées aux pièces d’origine et certains se prévalent même d’une autorisation obtenue de la part du créateur d’origine. Mais pour l’immense majorité, les modifications, bricolages, adaptations, sont soigneusement cachés, comme le ferait un maquignon roublard sur un champ de foire.

 

« Dans son jus », restauré ou customisé ?

« Dans son jus » ; l’expression revient assez souvent dans le texte des petites annonces publiées sur les sites de vente aux enchères. Malheureusement, cette expression s’applique la plupart du temps à des couteaux dont l’état de décrépitude évoque plus le jus d’autolyse résultant d’une décomposition avancée, que la belle patine du temps.

Se pose alors, pour le collectionneur, la question de l’opportunité d’une restauration du couteau. Si elle est entreprise, elle a pour but de restituer au couteau, au moins sa forme d’origine et son intégrité. Par exemple, une lame trop usée dont on ne sait plus si elle était pointe au milieu, rabattue ou autre ne permet pas une « lisibilité » du couteau et lui enlève de son intérêt. On peut bien entendu défendre un point de vue différent et en matière de collection, tout peut se justifier, même les « monstres », et il serait prétentieux et vain de vouloir régenter cette  activité. L’Agenais* utilisé dans notre exemple devait présenter, comme le dirait un chirurgien, un important délabrement de la partie postérieure du manche et a nécessité la mise en place d’une prothèse qui le rend quelque peu bancal par rapport à sa forme d’origine. Cette restauration est plus une dénaturation qu’une chirurgie reconstructrice et elle a doté notre couteau d’une terminaison qui ressemble plus à l’appendice nasal de l’éléphant de mer qu’à la partie terminale d’un agenais. L’absence de rosette autour du clou, accentue encore la différence avec le modèle d’origine (photo 1). Le couteau, tel qu’il est, a toute sa place dans une collection : la sinistre collection des monstrueuses erreurs de la nature sagement alignées dans les bocaux de formol des rayons du laboratoire d'anatomopathologie de la fac de médecine. Pour qui s’intéresse, par contre, aux aspects historiques et techniques de la collection de couteaux, il ne présente que peu d’intérêt, sauf pour être « cannibalisé » et servir de pièces de rechange.

Pour l’Aurillac affublé d’un pointillage et dont la forme du manche a été modifiée (Photo 2), le problème est un peu différent. On peut parler là de « customisation » au sens où l’entendent les couturières. On a essayé de lui donner un attrait supplémentaire par un embellissement ( ?) à base de pointillage en laiton, comme le fait la couturière avec la vieille veste promise au vestiaire d’une œuvre charitable, en prolongeant son utilisation par l’adjonction de broderies, de perles ou d’autres artifices textiles. La customisation de l’Aurillac telle qu’elle a été pratiquée présente cependant au moins deux erreurs. Le « pointillage » décoratif a été réalisé avec des clous de montage d’au moins 2 mm de diamètre alors que les décors de pointillage, quand ils existent, utilisent des fils en laiton de très petit diamètre (moins d’un millimètre). Par ailleurs, le pointillage n’entoure jamais le clou de cul car il fragilise les côtes du couteau en créant des amorces de rupture dans la matière du manche, dans une partie du couteau, par nature fragile, car plus mince et plus exposée aux chocs.

Manche de l'Aurillac
Manche customisé d'un Aurillac vendu sur eBay

Quelle est, donc, la valeur de ces couteaux ? En pareil cas, la réponse est simple : celle que l’acheteur veut bien leur accorder. Et il semble que certains ne soient pas regardants.

 

Tout ce que l’on peut souhaiter, c’est que la transparence soit un peu plus de mise en la matière. Certes, c’est aux acheteurs de faire preuve de vigilance, et les expériences malheureuses forment la connaissance du collectionneur. Pour autant de telles pratiques n’honorent pas ceux qui les mettent en œuvre et jettent le trouble et la suspicion sur le monde de la collection et des sites de vente aux enchères.

Il serait bien que cesse le massacre des innocents ! Par respect des couteliers du passé et des collectionneurs du futur. 

 

Michel Fervel




 




[i] Faut-il rappeler que certains modèles ou dessins sont protégés par un dépôt à l’INPI et que pour ceux qui ne le seraient pas, l’histoire et la tradition valent bien tous les dépôts de modèle et de dessin.