Article paru dans le numéro 53

Patronymes et marques de couteliers victimes de l’ortografe

et du temps qui passe.

 

 

L’orthographe française s’est peu à peu fixée au cours des siècles, aidée en cela par les progrès de la scolarisation obligatoire à partir de la fin du 19ème siècle. Pour autant, les approximations orthographiques sont restées et restent nombreuses. Les actes officiels n’échappent pas à ces erreurs de transcription. Les déclarants de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème avaient souvent une orthographe hésitante, voire totalement défaillante.

Les religieux ou laïques qui tenaient les différents registres, qu’ils soient de l’état-civil, des conseils de Prud’hommes, des tribunaux de commerce, étaient également loin de la maîtrise parfaite de l’orthographe. D’ailleurs, peut-on être parfait dans ce domaine ?

 

En ce qui concerne les marques de coutellerie thiernoises, cet état de fait a conduit à des situations qui méritent d’être évoquées.

 

Patronymes à orthographe variable

Dans un milieu relativement fermé tel que celui du bassin coutelier thiernois, de nombreux homonymes existaient. L’habitude, pour les distinguer, était d’ajouter le nom de l’épouse à celui du coutelier.

Ainsi, les Pradel sont légion et on trouve des Pradel-Bernard, Pradel-Chomette, Pradel-Desheux, Pradel-Douris, Pradel-Martigne, Pradel-Rochias, Pradel-Saint-Joanis, Pradel-Basset … et même des Pradel-Pradel. Ils portent tous le patronyme Pradel, et, à ce titre,  ils ont tous légitimité à déposer leur patronyme en tant que marque de coutellerie.

Mais ceux qui ont popularisé le nom et lui ont donné son aura sont les Pradel-Chomette. La qualité de leurs fabrications et leur défense homérique de la marque de « l’ancre des mers » contre les contrefacteurs ont conféré au nom Pradel une célébrité planétaire. (Voir N° 4 d'Excalibur)

Ils ne sont pas les inventeurs de la marque de « l’ancre des mers », mais ils lui ont donné son rayonnement.

Le plus paradoxal, c’est que la famille Pradel a été contrainte de défendre un patronyme qui n’était pas le sien à l’origine. Comme le rappelle Joseph Pradel dans la très intéressante histoire familiale qu’il vient de publier[1], ses ancêtres étaient des Colas, habitant le village de … Pradel. Les erreurs et omissions des différents transcripteurs de l’état-civil les feront passer de Colas, à Colas-Pradel et enfin, à Pradel tout court, en moins d’un siècle.

 

Les exemples abondent de ces patronymes à écriture variable. Prenons le cas des « Sauzedde » : Sauzède, Sauzedde, Sozède.

Le 1er mai 1810 Benoît Sauzedde (tel qu’écrit par le greffier du Conseil des Prud’hommes qui enregistre le dépôt) dépose la marque de « la vis d’étau ». Et le déposant signe Sauzede, avec un seul « d ». Le coutelier et le greffier ne sont pas d'accord sur l'orthographe. On peut penser, cependant que le coutelier a utilisé l'orthographe qui avait cours dans sa famille.

Dépôt de la marque « la vis de l'étau » par Benoît Sauzedde (mention du greffier), le 1er mai 1810. Lequel Sauzedde signe Sauzede.

 
Pour ajouter à la confusion, Sauzède-Douroux, en 1859 renouvelle la marque de « la vis d’étau » suivie du nom SOZEDE. Mais lui-même signe Sauzede. Comprend qui peut !

Le trois janvier 1859, dépôt de la marque de la « vis de l’étau suivie du nom Sozede » par Sauzedde Douroux (mention du greffier) lequel signe Sauzede.

 


 
Les choses peuvent être compliquées par des questions de prononciation locale.

Le patronyme Bargeon est très connu des collectionneurs. Mais il s'orthographie également Barghon (et se prononce bien [barjon]) voire Bargheon, mais là on peut considérer que la lettre « e » est de trop, car en auvergnat le groupement « gh » se prononce « j ». On a là quelques exemples de la manière dont se sont formés les noms de famille et du rôle des différents exécutants de l'état civil. 

Trois navettes Bargeon, à la finition irréprochable. La marque est toujours frappée sur le talon de la lame.

  

Marques et objets bizarres

Quelques erreurs qui prennent l'apparence d'une faute d’orthographe sont plutôt le fait d'une disparition de savoirs anciens liés à l'évolution du niveau de vie et des techniques.

Les collectionneurs connaissent bien la marque ci-contre :  

 

Sur le guide Louis de 1933, une publicité de la maison COLLAS & Cie, propriétaire de la marque, donne le nom de cet objet bizarre en forme de cône qui pourrait passer pour une espèce d'instrument de musique, une vague trompe. La publicité dit qu'il s'agit de la marque de la « cloche à filer ».

 

Marque déposée en 1880 par Jean, Henri et Jean-Jacques Collas, de Celles-Sur-Durolle (village de l'aire de production coutelière thiernoise).
Publicité parue dans l'édition de 1933 du guide Louis, annuaire de la coutellerie thiernoise. Marque appelée « la cloche à filer ».
Encart publicitaire paru dans l'Annuaire 1965 édité par l'Union des Chambres Syndicales des Industries de la Région Thiernoise. (On remarquera, de la même manière que pour le nom de la marque, la fluctuation du patronyme Collas écrit, tantôt avec 2 « l » tantôt avec un seul).

 Ce petit objet qui vient couronner la pointe du fuseau à filer la laine est en réalité une « coche à filer ». Plus qu'une faute d'orthographe, il s'agit en fait de l'oubli progressif du nom de cet objet dont l'usage est tombé en désuétude. Il en est de même pour un certain nombre de marques figurant sur les tables de marque du 17ème ou 18ème siècle dont il nous est difficile de dire, aujourd'hui, ce qu'elles représentent.

Une coche à filer
La coche à filer  placée sur le fuseau

 « La pincette à pipe », célèbre marque associée au nom Beauvoir et présente sur des navajas thiernoises.  « La pincette à pipe » est souvent confondue avec « le diapason ».
Le régulateur à boules de James Watt pour machine à vapeur …  … et un dessin technique du même dispositif de régulation.
Le brunissoir, outil de coutelier pour polir le métal par friction ... … et son utilisation, sur une planche de « L’Art du Coutelier », Jean-Jacques Perret, (1771).
Le crochet de chargeur ou de portefaix et non pas un hameçon. Le découpoir à balancier.
Non, ce n’est pas une loupe mais un hochet. Les lorgnons.

 

 
Marques et orthographe fantaisiste

Les procès-verbaux de dépôt de marque font apparaître des marques surprenantes :

L'INDISPANSSABLE, L'ARTICHAUD, INOXIDABLE, L'IMBATABLE.

 
Pour certaines, on peut penser qu'il s'agit de véritables erreurs, pour d'autres, c'est un jeu avec les mots ou la volonté de concurrencer la marque d'un autre coutelier par un rapprochement orthographique contrefaisant.

 
En 1948, le dépôt de l'IMBATTABLE vient corriger L'IMBATABLE déposé en 1924. Mais la faute est gravée dans l'acier du poinçon. Il serait intéressant de savoir si cette marque a été utilisée, telle quelle, et s'il existe des couteaux à la marque de « L'IMBATABLE ». Avis aux collectionneurs !

 
Le couple L'INDISPANSSABLE/L'INDISPENSABLE mérite lui aussi d'être regardé de plus près au travers de la chronologie des dépôts de marque auprès du Conseil des Prud’hommes, puis du Tribunal de Commerce.

En 1897, Pierre Pradel (encore un !), ouvrier coutelier à Thiers, dépose PRADEL 363 surmonté de L'INCOMPARABLE, L'INIMITABLE, L'IMPAYABLE, L'UNIVERSEL, L'INUSABLE, L'IMPECCABLE, L'INESTIMABLE, L'INALTERABLE, L'INCROYABLE, L'INEBRANLABLE, L'INVARIABLE, L'INDISPENSABLE.

En 1914, Maurice Beaujeu dépose, entre autres, « L'INDISPANSSABLE ».  L'histoire ne dit pas si ce dépôt de marque suscita une réaction de la part de Pierre Pradel ou de ses héritiers. Gageons cependant qu’elle dut quelque peu l’irriter.

 La marque de « L'INDISPENSABLE PRADEL 363 » passera ensuite entre les mains de J. Vauzy et P. Trévy, puis en 1944 entre celles de Mme Dumontel, veuve de ... Maurice  Beaujeu.

A partir de cette date, les 2 marques, « L'INDISPANSSABLE » et « L'INDISPENSABLE » sont donc détenues désormais par  une unique lignée de couteliers. Seule « L'INDISPENSABLE » continuera sa route, et on retrouve la marque déposée en 1965 par Gaspard Cotte du village des Sarraix.

 

Ces situations sont cependant moins fréquentes que les imitations obtenues dans le cas de marques figuratives utilisant des dessins d'objets proches l'un de l'autre.

 

Marques et jeux de langage

Dans un registre plus amusant mais qui s'appuie aussi sur les variations autour de la langue, on peut citer les anacycliques et les jeux de mots, plus ou moins réussis.

L'anacyclique est le résultat obtenu en écrivant un mot en le commençant par la fin. Plusieurs couteliers ont utilisé cette particularité pour créer des marques, soit à partir de leur nom, soit à partir de noms communs.

Publicité pour « LE NIRUS » parue dans l’annuaire 1965 de l’union des chambres syndicales des industries de la région de Thiers.
  

La marque anacyclique la plus connue des collectionneurs est vraisemblablement « LE NIRUS » anacyclique du mot argotique désignant un couteau : « LE SURIN ». « LE NIRUS » a été déposé pour la première fois en 1909 par Ménière-Soanen et fils mais c'est la Société France-Exportation qui, à partir de 1924,  lui a donné la célébrité en frappant cette marque sur de petits couteaux, tout en métal et très largement diffusés.

La marque « LE NIRUS » a été frappée, par la Société France-Exportation, sur de nombreux couteaux aux côtes de métal embouti.
 
 

En 1943, Gaston Dézulier, fabricant de rasoirs, dépose « SREIHT », anacyclique de THIERS, repris en 1945 par Antoine Nugeyre puis à nouveau par Gaston Dézulier en 1958.

Jules Mascart pour sa part, coutelier établi à Courpière, dépose en 1945, « TRACSAM IDEAL » et « TRACSAM NORDIQUE ».

En 1946, peut-être inspiré par l'exemple de Jules Mascart, Marcel Levra lui aussi coutelier à Courpière, dépose la marque « VERITABLE ARVEL ».

De même, la S.A.R.L. des Etablissements A. Sarry déposera-t-elle, en 1948, la marque « YRRAS ».

De son côté, en 1913, Pinay-Fortias utilisera l'anacyclique de son patronyme pour marquer ses couteaux de table.

Publicité pour la société Pinay-Fortias parue dans l’édition 1933 du guide Louis.
 
 

Gardons pour la bonne bouche Roger Dubost qui, à partir de 1946,  marquait ses réalisations de la marque « REGOR », anacyclique de son prénom. Si nous le mettons en bonne place, ce n'est pas tellement à propos de sa marque, somme toute assez banale, mais à cause de la très belle qualité de son travail  qui lui valut le titre de « Meilleur Ouvrier de France » en 1936.  Ses petits canifs et ongliers sont des merveilles de précision, en particulier les ciseaux dont le ressort est caché et qui sont placés sur le dos du couteau.

« Régor », signature anacyclique de Roger Dubost (Meilleur Ouvrier de France en 1936) placée sous les ciseaux, sur le dos du couteau (le couteau fermé mesure 5,5 cm et compte 3 lames et une paire de ciseaux).


 

D’autres couteliers ont déposé des marques en créant de toutes pièces des mots qui n’existent pas mais qui dérivent d’expressions qui ont un sens : 

Marie-Louise Foncel, 1933, KI-SERT

François Barnérias-Chassaing, 1938, SAM-SU-FIT (plus habituellement utilisé sur les plaques des pavillons de banlieue ou les petites maisons de vacances)

Joseph Delossedat-Dépalle, 1948, KéZaKo,

Gaston Beaujeu-Dumontel, 1947,  KI-DUR (un bel engagement de qualité)

Gaspard (dit Gaston) Cognet, 1957, KOSTO-ILET (on connaît bien les séries zoologiques de Gaston Cognet et le Douk Douk. Cette marque du COSTO-ILET est, elle, infiniment plus rare et s’appliquait sur des tournevis. Reste à voir s’il est costaud autant qu’il le dit !)

Claude Bost, 1959, Jekoup (c’est le moins qu’on puisse attendre d’un couteau)

André Morand, 1965, KRAKZ'Y et COUPZ'Y (on nage là en pleine « auvergnatitude ». Des expressions telles que « Fais-y donc » - avec la liaison -, « manges-y donc », « essayes-y que ! » sont des traits caractéristiques du langage thiernois)

 

 

Ce survol du dépôt de marques[2] montre que les couteliers du passé savaient faire preuve d'originalité et d'inventivité. Leurs marques n'étaient pas le résultat d'une recherche très poussée (et coûteuse) d'un grand cabinet de marketing associé à un publiciste de renom. Elles étaient le reflet de la vie quotidienne d'une communauté d'artisans et de négociants chez qui les notions de cible commercial et de vecteur d'image étaient bien présentes, cependant.

 

 

 




[1] Histoire d’un couteau, Joseph Pradel, Crépin-Leblond

[2] Les registres de marques figurent aux Archives Départementales du Puy-de-Dôme, côtes U 25124 à U 25130 et U 25731