Article paru dans le numéro 77

Photos supplémentaires sur : couteliers.fr/geant.htm


Le couteau, c’est géant !

 

Etes-vous plutôt « small is beautiful »[1] ou « the bigger, the better »? Chez les couteliers, il y a les deux.

 
Des couteaux lilliputiens de Jean-Luc Ytournel (Cf. Excalibur N° 72) au  colossal exemplaire de l’entreprise Dall’Anese,  tout droit sorti des poches des géants Brobdingnagiens des voyages de Gulliver, toute une gamme de tailles dont nous  retiendrons les plus grandes.

 

Pourquoi de grands couteaux ?

Les raisons sont nombreuses. Il existe de très grands couteaux professionnels destinés aux professions de bouche, essentiellement bouchers et poissonniers. Ils permettent de travailler de grosses pièces de viande ou de poisson. Découper des darnes de thon rouge nécessite une lame qui dépasse les 50 cm. Mis à part ceux-ci, les autres ne sont pas réellement utilisables, bien que fonctionnels, en particulier s’agissant des couteaux pliants (dont on n’ose plus dire qu’il s’agit de couteaux de poche, compte tenu de leur taille).

Mettons de côté, également, les monstres inutiles, par exemple le couteau suisse Wenger et ses quatre-vingt sept lames pour un poids de 1,345 kg. Sa seule existence a pour but de permettre de revendiquer le titre de « plus grand couteau du monde » ce qui est tout à fait usurpé compte tenu de la taille, somme toute modeste, du couteau. L’exploit consiste essentiellement à assembler la quarantaine de platines et de lames qui constituent, à la fin, un couteau qui ne tient, ni dans la main, ni dans la poche.

 
« Regardez comme je suis beau ! »

S’ils ne sont pas utilisables, les couteaux géants remplissent, malgré tout, une fonction de présentation, de décoration et se rapprochent du chef-d’œuvre des compagnons, destiné à attirer à son auteur la reconnaissance de ses pairs.

On trouve dans cette catégorie tous les couteaux dits d’étalage ou de vitrine.

Vitrine de présentation de la coutellerie Basmaison-Douris. Collections du Musée de la Coutellerie de Thiers.

Les couteaux d’étalage ont une fonction promotionnelle et sont là pour attirer le chaland. Ils doivent également faire la preuve de la maestria de leur fabricant, lequel est cependant rarement le propriétaire du magasin dont ils ornent la vitrine.

 
Les plus grands noms de la coutellerie ancienne se sont essayés à ce genre. Nicolas Crocombette, le premier, a fabriqué des couteaux de vitrine dans le style qui a fait sa renommée : gravure de la lame et du ressort, sculpture des côtes en ivoire. C’est également à Nicolas Crocombette qu’on doit la paire de couteaux offerte au Président de la République Française, Albert Lebrun, venu inaugurer l’Ecole Nationale Professionnelle de Coutellerie de Thiers, le 23 juillet 1934. Le plus grand des deux dont la longueur du manche avoisine les quarante centimètres est l’agrandissement du modèle de poche. A l’effigie de Marianne et aux armes de la République, Ils comportent deux lames, un poinçon et un tire-bouchon.

La paire de couteaux offerte au Président Albert Lebrun lors de l’inauguration de l’Ecole Nationale Professionnelle de Coutellerie – 1934.

Annet Thérias[2], qui a collaboré à la fabrication de la paire offerte à Albert Lebrun, présentait, dans la vitrine du bureau où il recevait ses clients, de grands couteaux à manche d’ivoire. L’article nécrologique paru dans le journal « La Montagne » au lendemain de son décès le présente à son établi, avec un de ces grands couteaux dans les mains.

Annet Thérias à son établi au début des années soixante. Il tient en main un très grand couteau de sa fabrication. (Journal La Montagne – 29/09/1965)

Franck Pitelet, coutelier thiernois bien connu des collectionneurs, possède quant à lui, une paire de très grands couteaux à cran d’arrêt à anneau, d’inspiration espagnole. Cette belle paire fut fabriquée par son arrière-grand-père, Rémy Pitelet, coutelier de son état au faubourg de la Vidalie, il y a plus de cent ans. Les manches sont composés de matières nobles : corne jaspée, cerf, nacre, os décoré de dessins à l’encre, les mitres sont en laiton massif travaillé à la lime.

Deux couteaux de Rémy Pitelet, coutelier thiernois né en 1850, entre les mains de son arrière-petit-fils, Franck Pitelet, lui aussi coutelier.

Dans la même veine, on ne saurait passer sous silence les couteaux dénommés « solognots » ou « couteaux catalans », selon les sources. Réalisés dans le goût des couteaux de chasse à cran d’arrêt de Châtellerault, ils ont l’allure générale de couteaux espagnols, la mitre de cul en forme de « queue de crotale », les côtes du manche sont en os teinté à l’encre, les dessins apparaissant en négatif par un procédé de réserve vernie. La lame provenait du recyclage d’une baïonnette du célèbre fusil « Chassepot », baïonnette ainsi rendue à la vie civile et qui donnait à ces couteaux une taille imposante. Au début du 19ème siècle la manufacture d’armes de Klingenthal (Alsace), fut repliée sur Châtellerault (Vienne) car jugée trop proche de la frontière et trop exposée aux attaques ennemies. La coutellerie châtelleraudaise récupéra quelques vestiges de la production militaire pour en faire des lames de couteaux démesurés.

Grand couteau dont la lame est une baïonnette de fusil Chassepot. (Collection P.Y.J.)

 

Plus près de nous, Robert Beillonnet, a lui aussi donné dans le gros. Il a fabriqué un grand Thiers® qui orne aujourd’hui les murs de la coutellerie Chambriard, à Thiers. 

Un grand THIERS® dû à Robert Beillonnet entre les mains de Dominique Chambriard, actuel président de la Confrérie du couteau LE THIERS®.

A la Maison des Couteliers annexée au musée de Thiers, Robert a côtoyé un autre grand nom de la coutellerie : Angel Navarro. Celui-ci avait fabriqué de grandes navajas, au style reconnaissable entre mille. Ces grands couteaux sont toujours visibles au Musée de la Coutellerie de Thiers.

 

 

Grands, mais pas seulement.

Avec les couteaux décrits précédemment, on restait encore, malgré tout, dans le grand couteau. Le géant, c’est pour maintenant. Et pour commencer, rendons-nous dans une salle d’exposition du Musée de la Coutellerie, à Thiers. Protégés par des tubes en plexiglas, nous découvrons deux couteaux fixes en tous points remarquables. Le premier est un couteau d’étalage destiné à attirer le regard des passants dans la vitrine parisienne des établissements Sabatier. Fabriqué en 1850, il mesure 120 cm. C’est l’agrandissement d’un couteau professionnel qui était une des spécialités des établissements Sabatier. La lame, en acier, est gravée de scènes agrestes (végétaux, dont palmiers, oiseaux …). La virole en maillechort est, elle aussi, gravée. Le manche en ébène, à facettes, se termine par une tête d’africain, très habilement sculptée.

Couteau d’étalage de la vitrine parisienne de Sabatier. Collections du Musée de la Coutellerie de Thiers.

Le second est un couteau de table réalisé pour l’Exposition des Produits de l’Industrie de 1844. Celle-ci eut lieu dans le Palais provisoire de l’Industrie qui s’élevait au milieu du carré Marigny, à Paris. Le couteau mesure 1,95 mètre. Le manche est en ivoire. Imaginez la taille de la défense ! Il présente un culot décoratif en laiton. La virole en laiton repoussé est ornée de feuillages et de perles et porte des armoiries. La lame en acier est de type Renaissance, à biseau effilé et à grande mitre. Ces deux couteaux sont d’une facture remarquable, compte tenu de leur taille. Ils ont pour fonction d’attirer le regard et de faire la preuve d’un savoir-faire de haut niveau. On peut dire qu’ils y parviennent parfaitement.

Couteau réalisé pour  l’Exposition des Produits de l’Industrie de 1844. Collections du Musée de la Coutellerie de Thiers.

Mais à Thiers, on ne fabrique pas que des couteaux. L’entreprise Thiers-Issard se consacre encore, en partie, à la fabrication des rasoirs à main de type coupe-chou. Pour signaler son activité dans les salons et expositions, elle a réalisé un rasoir géant qui lui sert d’enseigne publicitaire. Long de plus de 2 mètres, il ne passe pas inaperçu chaque fois qu’il est présenté sur le stand de l’entreprise.

 
Rasoir d’exposition de Thiers-Issard. Lame acier, chasse en plexiglas.

Des bêtes à concours.

Concours de beauté, entre les humains, les animaux, concours du plus gros mangeur de tripes, de la plus grande tarte aux pommes, de la plus grosse citrouille … J’en passe, et des meilleurs ! Ils sont innombrables les concours du plus grand, du plus beau, du plus fort.  Le couteau n’y échappe pas. Avec le secret espoir de figurer un jour dans le livre Guinness des records ou, plus modestement, au palmarès d’une manifestation locale. Mais il s’agit aussi et avant tout d’une confrontation avec soi-même, d’un défi à relever ; pour épater les autres et s’épater soi-même. Et dans certains cas, de démontrer les capacités techniques d’une entreprise.

Ainsi fut organisé en 1987, à Thiers, le 1er défi Saint-Eloi[3] qui devait désigner le plus grand couteau. Plusieurs entreprises ou particuliers relevèrent le défi. Il reste encore quelques témoins de cette  compétition homérique. Par exemple, l’usine des établissements Thiers-Issard est signalée par un immense couteau professionnel à plate semelle au manche en bois rivé sur la plate semelle, dans la plus pure tradition des couteaux professionnels destinés aux métiers de bouche.

Couteau professionnel à plate semelle - Thiers-Issard.

La coutellerie « Au Nain Couteliers» de Saint-Rémy-sur-Durolle, aux destinées de laquelle préside Jean-Paul Duroux,  participa également à l’épreuve avec un couteau professionnel, filet de sole. Ce magnifique couteau professionnel est encore visible devant l’usine. Il a été maintenu en parfait état et malgré ses vingt-sept ans, on le dirait comme neuf. Long de 6,45 m pour un poids de 279 kg, sa lame est composée d’acier Z40C13 ; 36 kg de cuivre ont été nécessaires pour confectionner les mitres.

Couteau « filet de sole » de la coutellerie « au Nain Couteliers ».

Quant aux rivets de montage, ils mesurent 10 cm de diamètre et on a employé 8 kg de cuivre pour les fabriquer. Ce montage classique à soie est représentatif de la qualité de fabrication des couteaux professionnels produits par l’entreprise « Au Nain » depuis 1885. Et avouez que pour un couteau de 6,45 m, porter la marque « Au Nain », ce n’est pas banal ! Ce couteau a été inscrit au livre Guinness des records comme étant le plus long couteau du monde. (Photo N° 12)

Jean-Paul Duroux et le diplôme du livre Guinness des records. Au mur, une ancienne panoplie présentant les produits fabriqués par la coutellerie « Au Nain Couteliers ».

Mais le gagnant du défi Saint-Eloi ne fut ni l’un ni l’autre. La palme revint à  monsieur Robert Cognet de Paslières (63) avec un laguiole trois pièces tire-bouchon, parfaitement fonctionnel. Long de 2,54 mètres ou de 3,36 mètres avec le poinçon ouvert, il ne pesait pas moins de 68 kg. Rien ne lui manquait, pas même le pointillage décoratif en forme de croix, ni les clous de montage à molleton[4]. Il fut inscrit au livre Guinness des records comme le plus grand couteau fermant du monde – Genre laguiole.

Monsieur Robert Cognet gagne le défi Saint-Eloi, en 1987, avec ce laguiole trois pièces tire-bouchon. (Carte postale – Editions G d’O)

 

Toujours plus.

Un record est fait pour être battu. Et le laguiole géant de Robert Cognet n’échappe pas à la règle. L’entreprise « Au sabot » de la Monnerie-le-Montel s’est récemment confrontée au défi de fabriquer un couteau géant. Elle a choisi de réaliser un Thiers®  que l’entreprise fabrique également en taille plus normale. Ce Thiers®  géant mesure 3,60 mètres une fois ouvert. Les mitres sont en laiton massif, les côtes du manche, bicolores, utilisent le bubinga[5] et le hêtre. Tout ceci explique qu’il atteigne le poids respectable de 200 kilogrammes. Sa fabrication a demandé quatre cents heures de travail, mais le résultat est à la hauteur des efforts fournis.

Thiers®  géant de la coutellerie « Au Sabot ».

Et cependant, dans cette course au gigantisme il vient d’être battu, par un autre Thiers®, sorti, celui-ci, des ateliers de la coutellerie Dall'Anese et  de l’entreprise de maintenance industrielle Auvermaint, toutes deux situées dans le bassin coutelier thiernois. Ce couteau est l’agrandissement dans un rapport de 1 à 35 d’un Thiers® commercialisé sous la marque Jean Philip. Réalisé tout en acier comme le modèle d’origine, il mesure 7,75 mètres et pèse 240 kilogrammes. Sa fabrication fait appel aux compétences des deux entreprises créatrices, chacune dans sa spécialité, en matière de découpe laser et de soudure (plus de cent mètres). Présenté lors du dernier salon « Au fil des lames et métiers de la Durolle » qui s’est tenu à la Monnerie-le-Montel en septembre 2014, il devrait bientôt rejoindre le terre-plein central d’un rond-point routier à l’entrée du bassin thiernois, sur la commune de la Monnerie, signalant aux automobilistes de passage qu’ils entrent en terre coutelière. Si vous passez par là, vous ne pourrez pas le rater, compte tenu de sa taille.

Thiers®  géant de la coutellerie Dall'Anese et  de l’entreprise de maintenance industrielle Auvermaint .

 

Et maintenant ? Qui dit mieux ? Il y a encore beaucoup de ronds-points dans la région thiernoise qui ne demandent qu’à accueillir, eux aussi, un couteau géant, symbole de l’activité du bassin industriel.

 

Michel FERVEL

 


[1] Ce qui est petit est beau – Plus c’est grand, mieux c’est !

[2] 1883-1965. Marques : 73, 73 Thérias, un crocus stylisé (Cf. www.marques-de-thiers.fr)

[3] Saint patron de la Confrérie des couteliers

[4] Le clou de montage n’est pas arasé. Il est formé comme une tête de rivet rond. Plus esthétique, mais plus long à réaliser.

[5] Arbre d'Afrique tropicale, au bois rougeâtre. Dur et lourd (densité supérieure à 1 lorsqu’il est vert)